Vanuatu – Tanna


 

Après quatre jours de navigation, nous mouillons au large de Lenakel, la principale ville de l’île de Tanna : la côte est formée de petites échancrures dans lesquelles on voit encore des écoulements figés de lave ;sur des petites collines de terre sèche, poussent des banians énormes aux racines extraordinaires, la ville s’étire le long de la mer avec des maisons de béton aux toits de tôle, une dizaine de petites épiceries dont les étagères sont dégarnies, le marché de légumes et de fruits avec ses étals en bois, les vendeuses qui attendent assises par terre sur des nattes tressées. Sur le quai de béton, est amarré un petit ferry bleu au nom de« one people  Port Vila », ce peuple, ce seul peuple donc, des mélanésiens, la peau sombre, les cheveux frisés, jupes longues et évasées, robes « mission », shorts, tee shirts toujours avec des manches, souvent un petit sac tressé en bandoulière, les enfants, sur les chemins, accrochés à leur mère, ou libres, courant, emmenant la poussière dans leur course, sur les plages de sable noir, se baignant, jouant dans l’eau ; la plupart des gens ici viennent à la « ville » pour le marché, les petits magasins, la banque, la poste, le ferry ou l’hôpital puis attendent assis autour du marché, qu’attendent ils ? Peut être sont-ils comme moi, à regarder les uns les autres, à prendre le pouls de la ville, avant de retourner dans la campagne, dans leur village, une femme m’invite à m’asseoir à côté d’elle, elle parle le français, a été à l’école française, quelques voitures circulent, aux sigles d’organisations internationales… le soir, deux ou trois lumières s’allument dans la ville, le reste est plongé dans la nuit, des feux sur la plage, dans la colline…

Dès les Tonga puis au Fidji, nous avions quitté l’ère polynésienne pour entrer dans l’ère mélanésienne , et au Vanuatu, à Lenakel c’est un autre monde qui paraît s’ouvrir, un autre temps semble être vécu ici, on pense à l’Afrique, ici en Océanie…

Nous avons navigué pendant les élections américaines et lorsque nous sommes arrivés, nous avions une question qui nous brûlait les lèvres: qui a gagné les élections américaines,quel est le nouveau président des Etats Unis ? La question qui animait les conversations de Vuda Point la dernière marina des Fidji d’où nous sommes partis, ici à Lenakel, dans ce lieu si éloigné, cette question, il nous est apparu dérisoire de la poser, et elle n’a pas franchi le bord de nos lèvres. On aurait été à côté de la plaque, au sens propre, il fallait s’accoutumer à ce pays, prendre ses marques avec les gens, oublier ses repères et ses questions dérisoires.

 

Ile de Tanna – Port résolution

Ce n’est pas un port, où se trouve le port ? Et de quelle résolution s’agit-il ? C’est une baie d’eau boueuse, à l’entrée, des falaises, comme des arches, la terre découpée abrupte et, absurde, un cocotier resté au sommet, plus loin dans la baie, le volcan Yasur, on ne voit que sa fumée blanche, grise car il est caché par une petite colline mais sa fumée sort par les trous de la roche, le souffre teinte la pierre, la végétation fume de sa fumée, ses cendres maculent les surfaces, le pont du bateau, la terre, l’air a une odeur de brûlé ; le soir on entend ses grondements mêlés aux grondements de la mer, celui des vagues qui cassent de l’autre côté de la baie. Nous sommes au pied du volcan, dans l’abri fragile de la mer, à tout instant, on se dit que le calme de la baie n’est qu’un calme précaire, à tout instant, on sait que le volcan est là, sa fumée blanche incessante rappelant le trouble, la menace, l’explosion.

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Destination Port Résolution, nous sommes accueillis par Yasur!

 

Nous sommes sur la ceinture de feu du Pacifique, cet arc de volcans qui entourent l’océan Pacifique de l’Alaska en passant par les Andes jusqu’au Kamtchatka en Russie.

Depuis les Tonga, nous suivons le feu, l’explosion, le rouge et la cendre, c’est une terre d’îles ardentes, mêlées aux calmes et aux impétuosités de la mer, nous marchons sur les braises, incertains, et tangents, troublés et fascinés, ramenés à notre condition de mortels, effaçables par la furie de la terre qui gronde au-dessous de nous, nous rappelant sans cesse que nous vivons sur du feu, qu’à l’origine, dans le tréfonds, dans les entrailles se trouve le magma, l’incandescent bouillonnement, la lave en fusion.

 

De l’autre côté de la baie, faisant face, le village, à l’opposé du volcan et comme l’opposé du volcan. Le calme, la sérénité, la beauté solaire du village.

Nous débarquons en annexe au pied de la falaise. Sur la rive, des enfants leur cartable encore sur le dos jouent avec des filets de pêche, des pirogues à balancier faites d’un seul tronc d’arbre sont rangées; le chemin en hauteur mène au village, tapissé de fougères, entouré d’arbres centenaires, aux troncs énormes, noueux, façonnés par les années, nous passons devant deux grandes statues en bois noir de fougère, cachées dans la végétation, puis nous apercevons les huttes dont les murs sont faits avec des lanières tressées de bois et les toits sont de palmes, les habitants discutent par petits groupes, étendus sur l’herbe, construisent une hutte, viennent nous saluer, discuter avec nous, curieux ou indifférents, -et nous aimons aussi cette indifférence – l’herbe rase, les tournesols, les fleurs d’hibiscus, les petites roses, les plants de tomates, les grosses aubergines, les papayers, les arbres à pain, les cochons, les chiens, au centre, la fontaine pour tirer l’eau du puits, encore des huttes, des gens qui sourient, qui discutent, qui s’affairent, ou immobiles – qui rêvent ?- puis le lakamal, la place où se réunissent les hommes pour boire le kava, puis la plantation de bananiers, de cocotiers puis les arbres de pandanus très hauts, géants, touchant presque le ciel avec leurs branches dénudées, comme des bras démunis pour attraper le ciel, puis l’océan, l’espace libre de l’océan, l’océan, les vagues qui roulent, la plage qui s’étire loin, le sable blanc qui étincelle au soleil, les enfants qui jouent, se roulent dans les vagues, surfent debout ou allongés sur leur planche, les peaux qui ruissellent au soleil, les peaux qui ruissellent de soleil, accrochant sa lumière, la répandant dans l’air, la faisant tournoyer et répondre au volcan, à la noirceur, à la brûlure, à la morsure du feu.

On se croirait pénétré dans l’espace d’un rêve, d’une harmonie possible, d’une évidence , à l’entrée du village les deux grandes statues en bois noir de fougère qu’on dirait érigées pour garder les lieux et à la sortie du village, la place où les hommes prennent le kava, puis l’espace libre de l’océan.

Entre les dieux qui gardent, préservent, et les hommes qui rêvent, partis dans leur vie ralentie par le kava, il y a le village, la vie au village, celle où l’on naît, où l’on vit, où l’on meurt, au centre, la source, la fontaine d’eau.

Au fond de la baie se trouve la plage de sable noir, elle s’étend jusqu’au flanc de la colline d’un côté, jusqu’au pied du village de l’autre. Une rivière la traverse, au-delà la forêt dense et majestueuse, des majestés d’arbres, banians aux racines énormes, fougères, par la hauteur, imprenables, manguiers, cocotiers, arbres à pains, tous géants gigantesques, majestés majestueuses de la forêt. La forêt regorge de fruits (papayes, bananes, mangues, corossol etc..)° ; elle est parsemée de « gardens », des jardins potagers dans lesquels poussent des tomates, aubergines, taro, ignames, maïs, concombres, citrouilles etc … tous les fruits et légumes se trouvent en abondance, à proximité,et dans le village, les animaux : vaches, veaux, cochons, poules…

 

A certains endroits, le sable noir de la plage devient brûlant, l’eau de la mer fume, des vasques de sable accueillent l’eau fumante et servent à cuire la nourriture, à laver le linge, ou à se baigner, c’est selon, c’est encore une manifestation du volcan, ce sont ses résurgences souterraines qui chauffent l’eau et le sable, colorent la terre d’ocre, de jaune, de rouille, répandent son odeur de souffre. La baie à côté de Port Résolution s’appelle « Sulphur bay »,elle se trouve en face du volcan, à proximité de sa gueule, dans sa trajectoire de lave, c’est ce qu’on imagine rien qu’à la regarder sur la carte. Jusqu’à ce jour, nous n’avons pas pu aller jusqu’au cratère du volcan, le parc qui a été crée autour du volcan est maintenant payant et comme il a été impossible de retirer de l’argent même avec une carte bleue à la banque de Tanna ; le volcan reste pour nous une présence invisible, une présence puissante et invisible, sans possibilité d’être dévoilée, nous voilà partis à la recherche des traces du volcan à défaut de pouvoir l’atteindre, ses fumées sur la plage, dans la colline, les récits de Leah sur le volcan, elle le voit comme un lieu dangereux, à éviter, et nous énumère les gens qui y sont morts en voulant trop s’approcher, comme phalènes brûlés par la lumière, victimes de la trop puissante attraction qu’il dégage. Leah nous donne les années des accidents fatals avec une telle précision dans le temps tout à fait étonnante, car lorsqu’on lui demande l’âge de sa mère, elle nous indique « 50 ou 60 ans ».

Cette imprécision sur le temps est générale : une mère que nous croisons au détour d’un chemin dans la forêt à qui nous posons la question sur l’âge de ses enfants, « 7 ans « pour un enfant paraissant 4 ans, à un jeune homme rencontré sur la plage »22 ans » alors qu’il paraît 10 ans de plus… l’âge, le temps n’a pas la même importance, presque tous ont des téléphones portables mais ne peuvent pas dire l’heure qu’il est, comme si les repères de temps donnés par les horloges, les montres, les journées millimétrées que nous vivons dans nos sociétés, perdent leur sens ici, n’existent plus. L’Océanie a été appelé « le continent invisible » par JMG Le Clezio qui a intitulé son livre « Raga approche du continent invisible », on sent une telle présence ici, des gens, des arbres, de la terre volcanique ou pas, qu’on a dû mal à penser cette terre invisible -à moins d’adopter le point de vue du cartographe devant la multiplicité d’îles, la fragmentation de la terre- la seule chose qui ne serait pas visible, palpable, ici serait le temps qui passe, inconnu, dissolu, ignoré ou sans prise sur les hommes, fragmenté autant que la géographie fragmentée de ce continent.

 

Leah tient un petit restaurant dans une hutte du village, elle y sert pour quelques rares touristes de passage, emmenés là par un taxi, des légumes du poisson ou de l’omelette, Leah a été à l’école française qui est à une demi heure à pied du village ainsi que tous ses enfants, elle a appris à parler à cette espèce étrange que sont les touristes : » ne pas rester à les regarder sans rien dire, mais s’approcher d’eux et discuter », m’explique t-elle. Leah est un sésame entre nos deux mondes, sa voix est grave, traînante, elle a une figure ronde et des yeux pleins de curiosité, elle répond à nos questions avec patience, apprend aux enfants à faire des paniers en natte tressée, remplit les paniers de fruits et légumes, elle nous raconte qu’elle a été deux ans faire la bonne à Port Vila et a préféré revenir vivre dans son village.

 

 

 

Au détour d’un chemin dans la forêt, on croise une femme avec sa petite fille, elles s’arrêtent pour discuter un moment, nous emmènent dans leur « garden », nous remplissent le sac de légumes et de fruits…partout où nous irons au Vanuatu, nous retrouverons cette générosité qui nous déroute, les gens donnent sans compter,l’argent existe mais n’est pas la valeur dominante, assurer sa subsistance ici passe par d’autres moyens.

Tout comme en Polynésie Française, au Vanuatu : l’accueil, le don, le partage.

 

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Le lakamal : Une clairière dégagée de tous les arbres et plantations, le sol de terre brunâtre, plusieurs huttes sont dressées, des nattes tressées sont disposées à même le sol, les demi-coques de noix de coco pour boire la boisson sont rangées en hauteur sur une planche en bois, les traces d’un feu au centre de la clairière, dans les racines d’un arbre, un cercle pour se réunir, sur le côté deux sièges en plastique récupérées d’une automobile, à peine le squelette de ces sièges, tels des trônes, les chaises des rois ; à partir de quatre heures, la place est réservée aux hommes et les femmes doivent l’éviter, prendre le chemin qui la contourne… Qui s’occuperait des enfants si les hommes et les femmes en même temps se mettaient à boire le kava et à avoir l’esprit dans les brumes ?

 

 

Immanquablement, d’autres volcans ont surgi des mes entrailles souvenirs :

« under the volcano », c’est un livre que j’ai lu et relu qui m’a fait aller au Mexique, le volcan Etna que j’ai vu quand j’avais l’âge d’Elanore, les volcans du Cap-Vert , ceux d’Equateur jaillis de la longue plaine, toutes les descriptions géologiques des volcans faites par ma mère.

Nous sommes dans le 48ième pays le plus pauvre au monde si on se réfère à son PIB alors comment une telle sérénité, une telle harmonie , une telle abondance de nourriture, ce pays montré du doigt dans le Pacifique par les îles plus prospères qui doivent leur prospérité à la dépendance à d’autres pays, ce pays longtemps régi par une double administration celle de la France et de l’Angleterre, et qui en 1980 par suffrage électoral est devenu indépendant, revenu à la « coutume », à la tradition ?

Sur un agenda de Leah qui lui sert de livre d’or, une petite carte du Pacifique : les pays sont mentionnés avec leur pays de « tutelle », et on se rend compte combien les îles du Pacifique sont toujours sous le champs d’influence d’autres pays, : Nouvelle Zélande pour les îles Cook, et Niue, Australie, Etats Unis pour Hawai, et les Samoa, la France pour la Polynésie, Wallis et Futuna , la Nouvelle Calédonie…Déjà les premiers navigateurs, dont James Cook , faisaient les premiers repérages pour asseoir la puissance de leurs commanditaires. Aujourd’hui, on associe la dépendance à la prospérité, au développement, au bien-être des populations. Quand on voit vivre les ni Vanuatu, toutes ces évidences deviennent des questions. Chaque peuple a ses réponses, ses compromis, ses combats.

Les ni vanuatus sont revenus à une vie traditionnelle, à ce qu’ils appellent la « kastom »la coutume. Je ne pense pas me tromper en disant qu’ils ne l’ont jamais quittée, que la dépendance de certains pays n’ont fait que les effleurer tellement leur vie villageoise est préservée ; leurs villages de huttes sont fragiles, les intempéries, l’usure du temps, les détruisent régulièrement, inévitablement mais ils sont tellement faciles à reconstruire- un jour de travail collectif suffit -, qu’ils sont de ce fait indestructibles.

 

 

Après plusieurs jours de tractations avec des hommes du village-on a finalement troqué de l’essence et du gazole pour payer la visite et on est parti au volcan Yasur. La visite se fait depuis cette année obligatoirement en groupe. On est donc allé en groupe au volcan, expérience collective, expérience intime pour approcher un volcan en activité, on a monté la pente noire, jusqu’à atteindre le bord du gouffre, on ne voyait pas le fond, trop profond le fond, à l’état de mystère, plein de nos supputations- encore un endroit sans fond peuplé par nos imaginaires-, c’était le pays de Mordor, c’est ce nom qui venait à l’esprit, le Mordor, le néant, la mort. On entendait le volcan, on le regardait, on le subissait, surtout, à l’entendre, on ne savait pas s’il était animal ou minéral, on l’entendait mugir, rugir, gronder, frémir, hurler ; à chacun de ses grondements ; la terre tremblait, le ciel se fendait, on savait que c’était la fin, je veux dire la fin du monde puis, ce n’était pas la fin, et tout recommençait, les grondements, la terre qui tremblait, le ciel qui se brisait, une fumée parfois blanche de vapeur d’eau, parfois grise de cendres arrivait sur nous, grise, blanche, on ne savait plus, on fermait les yeux, autour de nous, ses flancs et pentes noires, noires de poussière noire, noires de cendres, on marchait sous la cendre sachant le feu là-dessous.

Au pied des pentes noires, sans transition, s’étalait la forêt, une forêt dense et bruyante, qui résonnait des bruits de ses insectes, ces chants incessants, lancinants se mariaient avec les cris de rage du volcan, sur un des côtés, on voyait la mer, « Sulphur bay », la baie du souffre, et la mer était grise, paraissant sans aucun mouvement, immobile, arrêtée et comme minérale, de pierre, comme si au contact du volcan elle était devenue minérale. La mer remontait jusqu’au ciel, qui était gris, lui aussi, mélangé à la mer, aucune frontière entre la mer et le ciel, seul ce gris, ce minéral.

De la bouche du volcan, des roches grises jaillissaient et retombaient de façon miraculeuse aussi verticalement qu’elles montaient, comme si le volcan se desquamait, et ses entrailles jaillissaient, pourrait-on dire le volcan se jaillissait, quand la nuit est venue, les roches grises sont apparues incandescentes, rouges, de feu, le volcan crachait du feu, et on le regardait fasciné, subjugué, sans pouvoir bouger,sans savoir si son feu n’allait pas retomber sur soi.

Des étincelles, du feu, une marmite d’ogre , le feu de camp des géants, et toujours les grondements, les tremblements comme si la terre, le monde allait s’effondrer, cesser.

Après, on a compris les danses, les chants, la mythologie, la déification du volcan, Yasur, son nom signifie Dieu. On a compris pourquoi il pouvait être un Dieu, le Dieu, faire tomber la pluie, faire abonder les récoltes, bénir, maudire les hommes, pourquoi on se paraît pour lui, on dansait, on chantait avant d’y monter : pour s’accorder ses faveurs, le rendre bienveillant, nous tout petits, tout petits sur la face noire.

Lorsqu’on a quitté Port Résolution, on est passé au large de Sulphur Bay, le volcan fumait, des nuages gris s’échappaient, se confondaient avec les nuages gris du ciel ; la forêt verte coulait jusqu’à la mer, cette forêt abrite un village qui encore aujourd’hui a établi un système de croyance autour du culte du cargo :un homme qui viendrait d’un bateau et apporterait abondance et richesse. On se demande comment ces hommes pris sous le feu du volcan, vivent, attachés à cette terre.

Port Résolution, du nom du bateau de James Cook qui aborda le premier l’île, le nom de cette baie est donc une des traces du passage de James Cook sans qu’il ne s’agisse d’aucune résolution, d’aucun port, seulement une histoire de navigateur et de bateau.