Le maître à bord


 

Un atoll un cercle parfait: une grande île de petites îles sur la ceinture métaphysique de nos horizons, j’ai longtemps errer dans les calmes plats avant de te toucher avant de t’atteindre du bout de ma double coque Nukuoro avec ses deux O parfaits, oro comme l’or de tes sables blonds, comme la couleur de ses chères têtes blondes qui abusent de tes eaux profondes et transparentes, plongent et replongent et replongent dans un cycle sans fin, formes ondines dans l’onde ronde, le masque greffé sur le visage, les pieds palmés, j’ai cru qu’elles nous avaient échappées et retrouvé leur matière première, têtards océaniques, ici à Nukuoro. Jours tranquilles à Nukuoro, sans fin, comme les longs nuages qui couvrent son ciel, avec ses habitants tranquilles qui nous couvrent de cadeaux: citrons, bananes, poissons, langoustes, s’étalent dans mon cockpit: me voici paré, Arcimboldo réaliste, l’école ouvre ses portes à mon équipage qui pour un instant explique notre voyage sur une carte, comment expliquer les calmes et les remous, la longue vague océanique qui roule, qui se croise et s’emmêle, comment expliquer la géographie mobile de notre périple dans ce lieu si ancré de Nukuoro, si isolé, trois, quatre goélettes par an viennent froisser ses eaux si calmes j’ai connu la solitude à Nukuoro, celle des rares voiliers qui viennent jusqu’ici, cisaillant l’étroite passe de leur écume, remontant les courants comme un cheval têtu, j’ai lutté pour venir en ton sein, à l’abri dans le ventre maternel de l’atoll. Nukuoro je retrouve la Polynésie dans cet atoll polynésien, l’accueil, la prévenance, la générosité, c’est aussi ça le retour dans le ventre maternel. Je ne suis née à terre par accident, l’eau est mon élément. Je suis femme, comme pour les anglais, malgré le masculin du mot bateau que me donnent les Français. Les enfants de l’école s’accrochent à moi, montent mes flans, s’élancent et sautent dans l’eau, avec mes moussaillones, plus de barrière de la langue, au pays et son langage de l’eau, des amies, les pirogues, effleurent ma coque à tous moments et leurs occupants viennent discuter avec mon équipage, une pirogue chargée entièrement de fruits bananes, oranges, citrons, et de feuillage au goût parait-il d’épinard, menée par un vieux chenu est arrivée à la tombée de la nuit, c’était l’offrande d’un roi, d’un vieux sage, ou simplement d’un homme à l’âme polynésienne…

 

Avec mon annexe -cette partie de moi-même qui se détache, cet ersatz de plastique gonflable qui sert aussi d’embarcation- j’ai porté mon équipage dans des îlots isolés, je les ai laissé admirer les colonnes de corail sous l’eau, paresser sur la plage de sable rose et gouter la compagnie du pasteur baptiste et de sa femme qui vivent sur un îlot à l’écart du village. Ils essayent de « lutter contre la jungle des îles »ai-je entendu -amarré à un cocotier, je les voyais discuter et je notais tout- en vivant dans de petites maisons anachroniques faites de tôles et de bois de Ponphei, ils essayent surtout de lutter contre la jungle des âmes, et là le travail est incommensurable, il ne s’agit plus d’édifier des petites maisons proprettes nettoyées à force de serviettes désinfectantes mais d’explorer la jungle des âmes, nettoyer, déboiser, enlever la chienlit qui repousse sans cesse, planter de nouvelles pousses importées et les acclimater, les faire se courber sous la main toute puissante; dans ce pays d’eau et de soleil, où chaque plante pousse selon sa propre nature, la tache est ardue.

 

En parlant de maîtres, je ne sais pas si c’est mon équipage les maîtres ou si c’est moi le maître, étant donné que le seul maître à bord est le vent. Parfois paresseux j’aime me laisser appesantir dans les vagues molles quand le vent est absent, lorsqu’il est furibond, je fais le gros dos, je me laisse pousser, la voilure réduite, j’avance à contre-cœur, essayant de lutter avec le vent; je l’aime bien lui, pourtant, quand royal, il gonfle mes voiles et c’est un jeu de me laisser aller à la vitesse, je glisse, surpuissant, dans toute ma splendeur, toutes voiles dehors, j’atteins la perfection du mouvement.

Un jour gris, nous sommes partis de l’île, nous avons laissé les habitants de Nukuoro, peut-être pensent-ils encore à mes coques jaunes et à mes trois moussaillonnes à la blondeur si étrange, nous avons laissé l’avion du soldat japonais sous les eaux de Nukuoro, peut-être que son pilote revenu dans son pays pense encore à Nukuoro, les hommes s’aiment et se font la guerre, et moi, je vogue sur les océans, au gré de mon maître, le vent.