Elanore Lucile Alice Together On


 

Elato, l’île jumelle de Lamotrek; à 10 miles de là, presque aucun navigateur ne s’y arrête, c’est pourtant ici que le temps s’est encore épaissi de ces moments communautaires, partagés, sous la hutte à boire la liqueur fermentée, à discuter, on est à l’école avec Steve, dans la famille de Zorro pour manger le poulpe qu’il nous a préparé, on écoute toutes les histoires de l’île, de ces vies, de ces hommes d’Elato.

 

L’île ne comporte qu’une centaine d’habitants, les liens sont resserrés, le cercle des fins d’après midi est unique contrairement à Lamotrek qui comptait différents cercles, et nous connaissons tous les hommes de l’île par leurs prénoms. Les femmes parlent difficilement anglais et restent pour nous, assez mystérieuses.

Sol de gravier de corail, feu de bourres de coco pour cuire la nourriture dans les grandes casseroles, nattes posées par terre pour accueillir les convives, ou plaques usées de polystyrène très confortables, on mange poissons et poulpes pêchés par Zorro et préparés par une femme de sa famille. A l’intérieur d’une hutte, une femme aux cheveux blancs veille un feu, près d’elle un berceau, fait d’un plateau de bois suspendu par deux cordes. Une veille femme, un berceau, le feu, ce que cela dit, les générations qui passent, la vie qui se transmet, qui continue, coûte que coûte. A côté, une autre hutte- on y dort sur des nattes tressées, les vêtements et objets sont posés dans les poutres de la charpente. Entre les huttes, des panneaux solaires donnés par un fond financé par l’Union Européenne.

Atmosphère sous la hutte communautaire:le grand toit souverain, la charpente compliquée et solide, ses feuilles de pandanus qui dépassent, une vingtaine d’hommes rassemblés là, assis sur des troncs, des restes de bouée, des tabourets en bois d’où pointe la râpe de coco, quelques notes d’une guitare sèche, quelques lignes de pluie dehors, quelques touches d’une aquarelle qui raconte ça, les chiens et chiots en boule se réchauffent, par terre les morceaux d’une carapace de langouste dégustée la veille, des copeaux de bois, des nattes de pandanus, on répare le mat cassé d’une pirogue à voile venue de Lamotrek, on discute, on chante parfois des petits airs qui vont et s’éteignent, on sculpte des outils en bois, on fume il fait sombre sous la hutte. Les frégates se rassemblent elles aussi, en haut des piquets de bois plantés au bord de la plage, elles sont recroquevillées, contre la pluie, leur long bec planté entre leurs deux yeux ronds et noirs. Plus tard, on se rassemblera sous les étoiles, assis sur des troncs d’arbre posés au sol, en cercle, chacun aura le flacon de liqueur de coco au pied, une petite coupe -souvent une ancienne bouée coupée en deux, ou une demi-noix de coco,-près de soi pour verser la liqueur, on entendra la vague qui vient s’éteindre sur la plage, et dans le ciel, la palme du cocotier se découpera dans la lumière éteinte du ciel, on nous parlera avec douceur, des légendes, des esprits circuleront parmi nous puis chacun s’ éteindra dans la nuit.

 

 

Les femmes ne participent pas au cercle, elles restent près de leur hutte avec leurs enfants, pourtant ces hommes nous accueillent avec nos enfants dans leur cercle, je vais à la pêche avec eux.

Ma montre s’est complètement arrêtée, l’aiguille s’est figée sur un midi éternel, dépassé de 10 minutes, sans savoir ce qui compte le plus, le midi éternel ou les 10 minutes supplémentaires, sûrement une pile qui fait défaut, que nous pourrions trouver ailleurs peut-être sur l’île deYap , à cinq jours de navigation de là, ou plus sûrement sur un autre continent, avec une myriade d’îles entre ici et là bas, où nous pourrions nous arrêter et voir le temps passer, voir le temps s’écouler ou bien couler, sans pouvoir assurer l’étanchéité.

 

 

Les choses qui traînent par terre, objets détériorés de plastique, noix de coco séchées, il y en a partout, rien à voir avec l’ordre de Nukuoro, le sable bien ratissé, les grandes allées bien dessinées, droites, à l’américaine qui coupent le village, les habitants qui enlèvent les petites herbes qui poussent dans les allées. Il y a de tout ici par terre, boites de conserve rouillées, tessons de bouteilles, toutes sortes de reste d’objet en plastique, échoués ici à l’intérieur de l’île quand les abords de l’île sont dépourvus de ces objets. Sable sauvage, immaculé, la mer tout simplement mer. Je crois qu’ils ne voient même pas ces objets qui traînent, qu’ils les considèrent avec une indifférence totale, qu’une fois que ces objets ont rempli leur fonction, ils les jettent à l’endroit où leur fonction a pris fin, cette indifférence à ces objets est fascinante, là où notre culture adore les objets, jusqu’à leur fin d’objet,vénère ses déchets, là où on ne jette même plus avec indifférence, on lit les étiquettes, on ausculte les emballages, on trie, on multiplie les poubelles, on va à la déchetterie, on recycle, eux s’en désintéressent, ils s’en servent, les jettent, ne les voient plus. Je repense à ce que m’avait dit Santino : se passer du magasin, vivre sans objets, et vivre avec ce qui les entoure.

Steve a connu une autre vie, cette vie que l’on dit moderne, des responsabilités dans un grand ministère, des voyages à l’étranger, des représentations à tenir, cette vie ne lui appartenait plus, il se sentait dépossédé de sa vie, un jour, il est retourné en vacances sur son île mais il n’a pas pris le cargo du retour, il a fait porter sa lettre de démission par le cargo et il n’est plus reparti, il est resté, avec sa famille dans son île.

Dès qu’on sort du village, de grands champs de taro s’étendent, d’un côté, de l’autre, c’est la forêt de cocotiers, un magnifique arbre à pain pousse, il s’est développé vers le haut, vers la lumière, loin de l’ombre des cocotiers, près de l’école, d’immenses arbres à pain, aux feuilles bien découpées dans la peinture de Matisse, des fougères au pied des arbres à pain, avec leurs grains de pollen, comme ma mère me montrait quand j’étais petite.

Les bruits d’Elato: le frémissement des palmes de cocotier dans le vent, le bruit de la vague sur la barrière de corail, les cris des oiseaux qui tournent au dessus des cocotiers, quand le jour se couche. Quand il se lève, les cris des cochons, les aboiements de chiens, le bruit de la liqueur dans la coupe, le bruit du bout de bois que l’on taille, celui des gens qui parlent, la langue d’ici, un murmure, des sons, une rivière qui coule.

La chaîne de l’ancre s’est enroulée autour des rochers de corail, le guindeau électrique ne fonctionne plus, on s’ancre, on s’enracine, des fougères poussent à nos pieds, la pluie ne s’arrête plus.

On nous choie, on nous nourrit, chaque jour, nous avons notre part de poissons, de poulpes, de tortue, ramenée par les pêcheurs, comme pour chacune des familles de l’île, comme si nous faisions aussi partie de l’île; pendant cinq repas successifs , nous mangeons des langoustes.

Pour entrer vraiment dans cette vie, il faudrait devenir pêcheur, cultivatrice, tisseuse, nous ne sommes que des navigateurs, et nous passons.

 

 

Nous avons appris à pêcher, depuis le bateau, en jetant un hameçon d’où pendent des morceaux de poulpe ou de poisson. De l’autre côté de l’île, sur la petite plage exposée au vent, on pêche avec des têtes de Bernard l Hermite écrasées, des aiguillettes qui serviront d’appât. La nuit, en annexe, en remontant le banc de sable blanc qui étincelle dans l’obscurité, tout près de la barrière de corail,on pêche un gros poisson qui ressemble à un barracuda, on pêche, on tue le poisson qui jaillit de l’eau d’un coup sec: le petit requin aux dents pointues et à l’air ahuri, est tué d’un seul coup de couteau dans la tête. Parfois le poisson est le plus fort, on le remonte, et le temps d’un regard échangé entre nous, – qui dit quoi? La peur, la surprise, la colère?-il fait un grand mouvement avec son corps -qui dit quoi? L’instinct de survie?la liberté?- il s’échappe et retourne à l’eau, l’hameçon dans la gueule. On se retrouve parfois dans la vie avec un hameçon dans la gueule, et quelqu’un de triomphant au-dessus de soi qui nous regarde, qui n’attend que le moment où il nous remontera et nous sortira de nos rêves, et soudain d’un mouvement de corps magnifique, on s’échappe.

Ma montre s’est arrêtée au temps d’Elato,
mon coeur bat au temps d’Elato,
les vagues viennent, les enfants naissent au temps d’Elato,
la sève coule au temps d’Elato, dans les veines le ferment d’Elato,
le soir le cercle battant d Elato.

Lorsqu’on voit le film « Spirit of the voyage » tourné à Lamotrek lorsqu’on voit les photos que l’on a prises, on se dit c’est ça que j’ai vu, c’est ça que j’ai partagé, c’est ça que mes mots vont véhiculer, ces images, on se dit qu’on a tout faux, que ces images sont fausses, que montrer, dire c’est l’exotisme que l’on voit, que ces gens ont raison de ne pas user de miroir ni de faire des photos, des films, des poèmes, qu’ils vivent à l’abri de ce monde, et qu’ils sont la part la plus vraie du monde. On y croit même plus à ces images, ces mots pour les décrire, les dire, on se retrouve comme ce voyageur qu’on a vu descendre de la goélette à Lamotrek et filmer à trois centimètres les visages des danseuses de l’île, on se sent vulgaire. On est dans sa cabine de bateau, on se souvient, on repense à ces moments, on est déjà loin de Lamotrek, d’Elato, à cinq jours de navigation, il pleut et on s’ennuie à Yap, un cyclone en formation passe, alors on relit son texte. On se dit c’est terminé les îles, la beauté, on va manger des glaces dans la jonque chinoise transformée en bar bateau, les enfants se baignent parmi les raies mantas dessinées au fond de la piscine, on parle avec des compatriotes de passage, s’affairer aux affaires, solder les rêves, gagner de l’argent, c’est une valeur sûre, alors l’hameçon qu’on avait gardé dans la gueule nous tiraille et un jour soufflé par le vent, on met les voiles.

 

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Départ d’Elato, Lucile salue les habitants venus nous dire adieu sur la plage.