Fiji ou Fidji?


Fiji ou Fidji avec ou sans le « d », Fiji comme on l’écrit ici ou Fidji en Français,

îles vallonnées, collinées, boisées dans le nord, râpées, dénudées dans l’ouest, îles plagées, de longues plages de silence, immobiles, solitaires, troublées seulement par le chahut des cocotiers ventés, vanteurs, îles de kawa, kawatées, îles dispersées, étendues, inconnues, îles de récifs, mer maculée de récifs, à ne plus savoir, îles de récits, paroles de vent, indiens et mélanésiens mêlés, îles à ne plus savoir qu’en faire, îles à ne rien faire, tout un monde obscur d’indiens de mélanésiens de coutumes ancestrales se ferment à nous, comme les îles sont offertes, ouvertes, insaturées, les hommes sont obscurs, et fermés,

tout cela les Fidji,

de grandes et belles navigations entre les îles, entre les récifs, des îles immenses, des plages immenses, absolument désertes, sauf…

Noël nous largue les amarres, nous sommes le 8 novembre 2016, à Vuda point, point d’arrivée des premiers habitants des Fidji, venus d’Asie par la mer, et point final de notre séjour aux Fidji, commencé il y a trois semaines. C’est 10 ans après avoir rencontré Noël en Équateur que nous l’avons retrouvé aux Tonga et recroisé aux Fidji. Croisé, recroisé, croisements. Noël fait partie de nos mythes de navigateur, ceux de la vraie vie, qui ne figurent dans aucun livre, mais qui occupent toujours une partie de nos pensées lorsque nous pensons à la mer, il navigue depuis 17 ans, sur son bateau, un biquille en aluminium de 13,50m, à travers la vaste Océanie, des canaux de Patagonie jusqu’à l’Alaska, le bateau est sa prolongation, son espace de pensées et de rêves, et son réceptacle de pensées et de rêves, là où naissent et partent toutes les divagations de son esprit, ses pensées qui ne feront jamais l’objet d’aucunes paroles, ni d’aucuns écrits, tout cet espace irrévélé, secret, caché qui fait la vie d’un homme et qui permet d’être développé sur le bateau, avec l’espace infini de la mer autour, sur un bateau, sur un bateau délivré, délivré des contingences matérielles, de la vie matérielle, celle-ci étant réduite à son extrême nécessité, à son plus simple pragmatisme, comme elle devrait l’être toujours.

Noël, nous largue les amarres, comme un père largue les amarres à son enfant lorsqu’il se lance dans la vie, c’est de cette sorte de filiation qui s’est installée entre nous, après ces années à sillonner les mers, nous repensons à notre départ de Tahiti, lorsque nos copains nous ont largué les amarres, au départ de France, à Larmor Baden lorsque nos parents s’étaient réunis dans le hangar du chantier pour la mise à l’eau de notre Caracolito Armagnac, à ces départs symboliques et réels qui ont jalonné nos dernières années.

De Savu Savu sur l’île de Viti levu, point de notre arrivée aux Fidji, à Vuda point, sur l’île de Vanua Levu point de notre départ, en passant par Namena Reef, l’île de Yadua et les îles Yasawa, nous avons beaucoup navigué, avec de petites escales et de longues navigations, les distances étant grandes entre les deux points d’arrivée et de départ des Fidji.

Namena reef, est réputé pour son site de plongée, nous pensions voir beaucoup de poissons dans des fonds coralliens mais nous ne sommes pas parvenu à les atteindre, nous avons mouillé dans un lagon aux eaux sombres près d’une île proche de la désolation, tous les arbres avaient le tronc à nu, blancs sans feuilles, ni feuillages, quand la plupart étaient couchés par terre, morts, réduits à de simples troncs, nous entendions des oiseaux par centaines dont les cris remplissaient le ciel tels des plaintes, tournoyant au dessus des arbres sans vie, comme s’ils voulaient se souvenir d’une forêt qui jadis avait existé; le ciel était sombre, nuageux, chargé de tourments ; une silhouette d’homme ou de femme à moitié dénudée est apparue un instant sur la plage, à la recherche de quoi ? – il n’y a rien sur la plage- puis engloutie par la désolation alentour a disparu, nous ramenant au paysage dévasté qui composait l’île. Je m’attendais à ce qu’elle nous fasse un signe de la main, peut être un appel au secours, ou même un simple signe de sa présence, mais elle est passée sur la plage sans même semble t-il nous voir, était elle aveugle, était elle réelle ou n’attendait elle rien de la mer, des navigateurs qui passaient, forcément passaient. Il y avait quelques maisons isolées à l’autre bout de l’île, et on se demandait maintenant s’il ne s’agissait pas d’un village peuplé de figures errantes. En 2015, les Fidji ont été ravagé par le cyclone du nom si commun de Wilson, on suppose que le cyclone est l’explication la plus vraisemblable de ces arbres dénudés, arrachés, mais nul part dans notre voyage nous avons vu une telle lamentation de la nature, à se demander si le cyclone expliquait ce désenchantement, cette désolation de l’île. On était loin des images de plages paradisiaques exposées dans les dépliants touristiques des Fidji, ou dans les films, des images de Brooke Shield se baignant dans le lagon bleu, qui ont colonisé, standardisé nos imaginaires, c’est sûrement ici qu’a commencé notre malentendu avec le rêve des Fidji, ou plutôt qu’a commencé la réalité des Fidji que notre voyage a composé. Le voyage défait nos rêves, malmène nos imaginaires, use notre patience passée à construire livre après livre, film après film, des images qu’une réalité, par lui écloses promptement, détruit, fait naître d’autres rêves de voyage, d’autres envies de paysages, de gens, d’humanités dissemblables, de mondes cachés et perdus à jamais que pourtant aucun voyage ne saura retrouver.

 

 

Nous sommes vite partis le lendemain, délivrés du désenchantement et nous avons passé une nuit au mouillage de Nabouwalu : un ponton d’amarrage, les gens qui attendent sur le quai, le petit ferry qui arrive, débarque le matériel, les passagers, et repart aussitôt, la baie entourée de collines verdoyantes, d’arbres, de pins, tout cela sentait la vie normale et rassurante, et un peu ragaillardis par cette normalité, nous sommes repartis vers les îles Yasawa. Les distances étant grandes, les navigations de nuit impossibles à cause des récifs, nous avions prévu depuis Savu Savu de faire plusieurs étapes avant d’y arriver. Les navigations se sont avérées très plaisantes, la mer presque plate, peu agitée, le vent soufflant modérément mais les fonds sont pavés de récifs, il y en a partout, des récifs traîtres, qui se révèlent qu’à une petite vague blanche sur le dos de la mer paisible, ou des récifs presque invisibles, enfouis sous l’eau, presque à la surface sans être affleurants, suffisamment près de la surface pour être dangereux, autant dire qu’aucune navigation n’est tranquille aux Fidji.

Nous avions prévu de nous arrêter une seule nuit près de l’île de Yadua, ce devait être une simple étape sur notre route vers les îles Yasawa, mais nous avons été surpris par l’île, pris même par l’île, sous ses charmes, comme Ulysse sur l’île de Calypso, retenus par les enchantement ; l’île paraissait sur la carte, prometteuse, avec ses baies offertes aux mouillages, nous avions choisi une baie presque fermée, qui réjouissait l’oeil du navigateur rien qu’ à la lire sur la carte, fermée de tous côtés, le lagon peu profond ; la réalité a dépassé nos attentes et nous n’avons pas passé 7 ans mais presque sur l’île : une grande baie qui se multipliait en plusieurs baies, des plages, cinq toutes plus belles, plus éclatantes les unes que les autres, une forêt de broussailles, d’arbres inextricables, entrelacés, derrière la colline verdoyante, l’herbe rase. Nous étions seuls, Yadua et nous, dans ce paysage insoupçonné, il y avait certes dans la baie un bateau fidjien de travail solidement amarré par de longues cordes ramenées à terre mais nous le pensions inoccupé, lorsque nous avons vu la chaloupe avec des marins revenir à son bord, le lendemain c’est une barge remorquée par un petit bateau qui est venue se mettre près du bateau de travail, des marins en plus grand nombre sont venus sur le bateau fidjien et en fin d’après midi, l’annexe du bateau fidjien a rejoint notre bateau : deux solides marins (trois épaisseurs chacun de plus que Pierre) à l’air patibulaire qui viennent nous demander si nous avons du kava et du « grog » (une préparation à base de Kava, nous avions d’abord compris de la « drug ») et s’intéresse à la composition de notre équipage; trois enfants à bord, le père et la mère : les marins repartent et nous laisseront tranquilles le temps de notre séjour. Ils travaillent toute la journée et même la nuit, éclairés par de grands projecteurs pour sortir de l’eau une barge qui a coulé.

Pendant ce temps, en parfaits rêveurs venus vivre leur robinsonnade, nous faisons des feux sur la plage, des grillades au feu de bois, une cabane de palmes et de roseaux, des balades parmi les chemins broussailleux de l’île…

Et un matin, on s’arrache, on a un but, une destination à atteindre ; on met même le réveil pour se lever à l’aube et partir : après 8 heures de navigation, on est aux îles Yasawa.

 

 

Îles Yasawa qui s’étirent, se vallonnent, se creusent en larges baies, se creusent en petites baies, îles aux fonds coralliens remplis de merveilleux, langoustes, poissons, raies guitare, encornets aux yeux ronds, îles d’herbes rases, rasées par le vent, le soleil, le sel, dont les baies contiennent et ne contiennent pas, contiennent le village, contiennent l’hôtel, ne contiennent pas le village, ne contiennent pas l’hôtel, île de Janus, à deux faces, pile ou face, l’hôtel ou le village, d’un côté le village, de l’autre l’hôtel, il y a deux mondes qui s’affrontent, se composent, deux rythmes, deux temps, deux mondes, l’un mélanésien, îlien, l’autre international, australiens, japonais, chinois, américains, néo-zélandais, néo-calédoniens, les uns se reposent sur de longues chaises installées près des plages après avoir travaillés dans leur pays respectif, les autres ne connaissent ni le travail ni le loisir, seule l’utilité de la tâche, un monde international, mobile, développé, l’autre, immobile, enraciné, centré. Lequel des deux a raison ? C’est bien toute la question qui s’est imposée pendant nos années passées à Tahiti sans pouvoir y répondre ; navigateurs, passants, ne faisant qu’effleurer les îles, n’étant ni de leur monde et ne se sentant ni de l’autre monde bien que par définition appartenant à l’autre monde .

Entre le village et l’hôtel poussent les champs de cannabis, ne sachant pas si les plants sont destinés aux clients de l’hôtel ou aux villageois, sans doute aux deux. C’est peut être le lien entre les deux : la fumée, la vie qui part en fumée parce que les rêves sont impossibles à se réaliser dans un monde ou dans l’autre monde.

« Le kava rend endormi, paresseux, il monte à la tête et empêche d’agir, de vouloir, mais c’est la boisson nationale des Fidji », c’est ce que m’explique un des marchands de racines de kava, du marché de Lautoka. On réduit la racine de Kava en poudre et on l’a fait infuser . La boisson est préparée dans un grand récipient en bois sculpté monté sur des pieds, on prend le kava dans une demi coque de noix de coco. on boit : la boisson est légèrement anisée, avec un goût pas très prononcé, fade. On pourrait en boire des litres.

Il y a encore deux mondes qui se côtoient et s’opposent aux Fidji, celui des mélanésiens et celui des indiens ; les uns de la campagne, des petites îles et les autres, des villes. Les premiers indiens sont venus pour travailler dans les champs de canne à sucre et ne pouvant ni acquérir de la terre ni cultiver pour leur compte, ils se sont tournés vers le commerce dans les villes et ont prospéré. Des grandes tensions entre ces deux communautés existent avec un slogan qui jaillit «rendre Fidji aux Fidjiens «  et les indiens, de religion hindou ou musulmane, sont obligés de plus en plus de quitter les îles fidji.

Les villes, Lautoka, Nadi sur l’île de Viti Levu : villes chaudes, poussiéreuses, de béton, denses, remuantes, occupées, des petites boutiques s’échelonnent le long des grandes avenues qui les traversent, on y trouve des petits supermarchés, de l’électronique, des instruments de musiques, des vêtements indiens de cérémonies, des chaussures, des objets chinois, un grand marché couvert de fruits et légumes, les rues sont peuplées de mélanésiens, d’indiens, de musulmanes voilées.

Entre Nadi et Lautoka, des champs de canne à sucre, des vaches, des chèvres, des usines, des entrepôts, des maisons modestes faites en béton, d’autres plus cossues, au loin des collines à perte de vue.

A Nadi se trouve le temple hindou de Siva Subramaniya Swami. C’est le plus grand temple hindou de l’hémisphère Sud. Il a d’abord été pour nous un dessin pour enfants qui figurait dans un album de jeux et de collage. A Nadi, vu d’abord du bord de la route poussiéreuse, il ne faisait pas grande impression ; mais une fois que nous avons revêtu le sari traditionnel, à regarder les tableaux peints sur les plafonds, les cérémonies dans les temples principal et secondaires, nous avons été emportés par l’histoire du seigneur Murugan à qui est consacré le temple : Ganesh, le dieu en forme d’éléphant, les paons, les six bébés réunis en une seule personne, le système solaire représenté par des divinités, les princesses parées d’or et de tissus chatoyants, les personnages aux formes démultipliées,  peints avec des couleurs éclatantes: c’est le monde hindou qui s’ouvrait à nous et nous étions dans un autre voyage, aux confins de l’Inde.

 

 

Savusavu, sur l’île de Vanua Levu : une petite ville paisible, entourée de collines fumantes, bleues et vertes, nichée dans un bras de mer. Une grande rue au bord de la mer la traverse où se mêlent les indiens et mélanésiens ; des pelouses au bord de l’eau abritent des familles un moment venues se reposer, des bébés tètent leurs mamans. Il y a trois marinas à Savusavu, en tout une vingtaine de bouées d’amarrage, rien de plus, dans l’une d’elle, nous apercevons le voilier « Croq’pomme » de nos copains de Tahiti, qui a été vendu ici. Le bâtiment de la marina Waitui est dans un état de délabrement avancé, prêt à s’effondrer, les pontons sont défoncés avec les planches disjointes, mais comme le « fish and chip « est réputé comme étant le meilleur de la ville – même la douanière nous l’a recommandé- nous y allons pour la soirée, un américain dans le même état de délabrement que le bâtiment, vient nous voir « j’ai trop bu, je suis un ivrogne, et je risque de vous déranger, veuillez m’en excuser par avance ». Il est installé à la table à côté de nous quand viennent s’attabler à proximité deux jeunes recrues d’une des églises très nombreuses ici, témoins de Jehova, ou des Saints des derniers jours…, venus visiblement pour passer un bon moment ici, à déguster le bon fish and chip à 4 dollars, l’ivrogne s’assoit à leur table et se met à monologuer sur Dieu et la religion, sans s’arrêter, et les jeunes gens obligés de l’écouter, sans pouvoir l’écarter, laissés sans voix, regrettant sans doute de ne pas pouvoir déguster leur fish and chip en toute tranquillité.

Fidji Fish and chips, Fidji curry, Fidji massala, Fidji kovu (fruits de mer au lait de coco), à défaut de poissons pêchés, vu que tous nos hameçons ont cassé, emportés par les prises, nous nous régalons de plats fidjiens et de vins australiens. Sur un menu, apparaît même un vin chilien du nom d’Anakena ! A ta santé Anakena !