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Yap – Tacloban

De Yap (Micronésie) à Tacloban (Philippines): du 26 avril au 5 mai 2017

 

En fin de journée, nous levons l’ancre, nous partons au moteur, Lucile souffle dans le grand coquillage et le long son se propage dans notre sillage, et au-delà, résonne dans toute la baie. Nous franchissons la passe, le ciel, la mer, absolument calmes: ciel gris bleu, nuageux, absolument séduisant. Deux bateaux de pêche nous précédent, l’équipage nous fait de grands saluts de la main, l’île de Yap s’évanouit, revient à l’état de rêve, infime, infime partie du monde. Où se trouve l’île sur la planisphère ? Ses raies mantas ne sont même qu’un rêve.

 

 

Le lendemain, jour de grand soleil et de petit vent, des fous, des frégates nous accompagnent. Petit cri aigu du gréement comme un cri d’oiseau.

Le jour suivant. Petit vent faiblard et mer pas de mer, soleil soleil. Trois paille-en-queue virevoltent en haut du mât, pétales de fleur blanche, où allons-nous? Des bateaux virevoltent autour de nous, alarment les alarmes. Bateaux de pêche et filets dérivant que nous voyions sur l’écran bien avant que nous les voyions près de nous. L’écran est parfois maculé de petits points et rien à l’horizon, nous sommes absolument seuls dans notre univers, eau et ciel. Ces hommes viennent de Taïwan, de Corée, partent pour des mois de pêche et de mer sur des bateaux brinquebalants. Que sommes-nous ?

Le lendemain. Harmonie, sérénité, beauté. Paix, paix, beauté, pacte avec la beauté. La mer est d’un tel calme, on est rempli d’elle. La nuit, au moteur, le jour au spi, on se prend à rêver à l’extraordinaire, pouvoir voler, voler comme nager, un petit tour dans le ciel et on revient au bateau -j’avais écris « on revient au beauté »-, comme ces oiseaux qui volent au-dessus de nous.

On fait des moyennes de 80 miles par 24 heures, de quoi affoler les écuries de course. On a pris le rythme de Yap, sa paix, sa lenteur, comme ses chansons sur lesquelles dansaient les femmes de Lamotrek, où les voix sont démultipliées, la musique ralentie.

On a rarement vu la mer aussi tranquille, la mer à peine ridée, encore dans sa jeunesse, le ciel, lui est comme souvent bouleversé par de petits nuages de toutes formes, des petits, ronds comme des O d’étonnement, des effilés, des champignons cumulus, à tous les étages du ciel qui en comporte bien une quinzaine. La nuit, les étoiles tendues sur fond noir, prennent la place de la couleur du ciel et de la mer, de la lumière, de la clarté du jour.

 

 

Les jours suivants.

Je ne me lasse pas de cette mer, elle est splendide, calme, à peine de petites vagues la parcourent comme un long frisson, de petites rides de la maturité froissent maintenant sa peau, son bleu profond s’étend à perte de vue, et l’horizon forme un cercle parfait; le ciel, lui, ponctué de nuages, ferme la voûte du bleu, bleu de mer, bleu de ciel, bleu des nuages.

 

 

Nous croisons encore de nombreux bateaux et filets dérivants dans un horizon lointain, seulement visibles sur l’écran de la carte électronique, car la mer, elle, est bien à nous, au vent, au soleil, à la pluie.

Spi déchiré dans un grain, le taquet de la drisse a cédé, le spi s’est affalé dans la mer et sous le poids de l’eau s’est déchiré. En même temps, nous n’avons rien perdu, les minutes passées à dix noeuds avec le spi gonflé, énorme, pendant que le grain derrière nous arrivait et faisait accélérer le vent; moment de fascination: la vitesse, la beauté de la mer sombre, la pluie qui a éclaté d’un coup, comme ça. On se disait que quelque chose allait finir par craquer.

Pendant deux jours, le vent a accéléré, la mer toujours aussi sereine: 12 nœuds de vent, pour une vitesse de cinq nœuds, juste avec le génois. Pas mal.

La nuit dernière une baleine s’est approchée du bateau, nous étions presque endormis quand nous avons entendu son souffle, Pierre a aperçu son dos et m’a appelé, la nuit était presque noire, et on entendait le souffle puissant sortir de l’eau.

La vie quotidienne : on lit, on regarde des films, on écoute de la musique, on écrit, on cuisine, on joue aux cartes, aux poupées, aux jeux sur la tablette, on fait de la gym, au milieu d’une mer unique, aux changements infimes, dont nous sommes les seuls témoins. Mer, ciel, nuages, nuit, étoiles, lune, aux infinies variations, au spectacle intime.

 

 

On oublie de compter le temps – quel jour sommes-nous ? Depuis combien de temps sommes-nous partis ? – sont des notions qui s’estompent. Dans une autre vie, on s’est épuisé à compter le temps, le surveiller, le chronométrer, le compresser pour y faire entrer le maximum de choses. Une vie pleine, toujours prête à craquer, intense, parait-il. Tout le travail de ce voyage a été de déconstruire le temps, de le désemplir, de le vider, de le retrouver, dans toute son essence, de le faire sien.

Était-ce hier ou avant-hier que nous avons vu deux demi-arc-en ciel ; et ces oiseaux, quand les avons vus ? Où ? À quelle latitude, à quelle longitude ? À quel degré, quel degré d’incertitude? Était-ce dans la zone de pêche ? Trois paille-en-queue groupés, un autre solitaire. Et cet objet qui flottait à la surface, comme un cylindre ? Plus de repère de temps, qui n’ont plus aucune importance.

Seule la trace du bateau sur l’écran atteste le chemin parcouru.

Lorsque les îles sont apparues, nous avons regardé la date et l’heure: nous étions le 4 mai, il était 16 heures. Les îles sont apparues devant nous, en même temps qu’un demi-arc-ciel, sur l’arrière du bateau. Deux petites îles noires, droit dans le soleil, dont le relief assez plat se dessine à l’horizon. Une autre île plus longue et plus haute, comme un nuage aux contours cotonneux. Îles des Philippines, îles d’Asie, ce chemin, cette lenteur, qui nous fait accomplir ce pas de géant, passer d’un continent à l’autre, de l’Océanie à l’Asie.

Toute la nuit au moteur, à veiller à l’avant du bateau, à écouter de la musique, en avançant dans la nuit, j’ai vu une comète fondre dans le ciel, des étoiles filantes s’y écrire comme des virgules brûlantes, et cette mer qui vibre au passage du bateau, en résonance.

Dans l’à peine jour, quand le noir s’estompe, fond, devient gris, de plus en plus clair, blanc, des dauphins, des petites ombres dansent devant les étraves du bateau.

C’est le petit matin, nous arrivons dans le grand golfe de Tacloban, le jour s’est levé, le soleil est venu par petites touches de rose, de bleu, de doux sur les collines environnantes. Petit matin du vaste monde.

 

 

Nous croisons des pirogues de pêcheurs à double balanciers, des filets de pêche matérialisés par des bouées: c’est un parcours d’obstacles qui requiert toute notre attention. Nous nous enfonçons dans le golfe, nous longeons des terres vallonnées qui paraissent peu habitées, quelques villages aperçus au bord de la mer, de hauts rochers noirs surgis sur le côté. La mer est complètement plate, nous sommes comme sur un fleuve entouré de montagnes, comment imaginer le super cyclone qui a dévasté les lieux en 2013 ? Au fond du golfe, la ville de Tacloban, que surplombe un lourd nuage de pluie.

 

Fuite sur le silencieux du moteur, spi déchiré, taquet de drisse arraché, mat à régler, on arrive, complètement dépendants de ces choses matérielles, de la technique et sans doute, libres.

 

The mantagirls

Yap est réputée pour ces raies Manta.

Sur les murs de l’hotel « Manta bay resort » s’étalent les portraits des autochtones marines, elles ont toutes un prénom, Snowie, threestep, blackbeard…

Nous embarquons sur un tour pour aller au nord de l’île rencontrer les ailes des mers.

 

Malheureusement, si le soleil est partiellement au rendez-vous, les raies n’ont pas de montres et ont oublié l’heure du rendez-vous!

 

Yap – land of the stone money

 

Après cinq jours de traversée, nous arrivons sur l’île de Yap.

 

Je n’ai d’abord rien écrit sur Yap, Le temps est devenu tellement immobile à Yap, que les mots n’arrivaient plus à rester, ils s’échappaient pour aller nulle part, impossible de retenir quelque chose de Yap, impossible par les mots de retenir le temps, d’habitude les mots adorent ça, l’ennui, le temps pour rien, l’attente.

 

Yap, ce n’était pas de l’ennui comme on le croyait mais l’esprit de Yap, le temps de Yap. C’est ce qu’on a enfin compris sur la fin de notre séjour à Yap, lorsqu’au bout de trois semaines passées ici: trois semaines d’attente d’un moteur de guindeau qu’on avait commandé et qui devait arriver par colis postal- nous avons rencontré les seuls Français de l’île, Vincent et Marielle et leurs enfants, Angelina et Quentin. Ils ont vécu plusieurs années à Yap pour le travail de Vincent auprès de la corporation, la compagnie qui produit l’électricité, sont partis de Yap puis y sont revenus, Ah toutes ces îles de part le monde qui vous capturent et ne vous lâchent plus. Ils sont tombés sous le charme de Yap, sans pouvoir y renoncer. Yap, ça pouvait sonner comme « Yep, Yep, Yep » quelque chose de léger, d’amusant, de futile. Pourtant. Yap ce n’était pas la beauté de cette île qui vous retenait, ici pas de plage de sable blanc, d’eau turquoise, pas de beauté éblouissante, de pêche miraculeuse derrière son bateau, de tuba qui vous rendait l’esprit léger. Yap, la tranquillité, le calme. Yap pouvait devenir un univers à elle toute seule, au milieu de cet océan, entre mer des Philippines et océan pacifique, on sentait la transition, ici, ce fameux « temps calme » qu’on impose aux enfants pour se reposer. Ce temps mort, oui, après s’être arrêté dans les îles de Lamotrek et d’Elato, le temps avait fini par ne plus être, par mourir, à Yap. Les journées s’écoulaient entre faire la classe, et aller à la piscine du Raie Manta hôtel, le « bar bateau », comme nous l’appelions entre nous, cette jonque des Philippines qui était amarrée devant l’hôtel et qui servait de bar-restaurant. Nous nous déplacions de notre bateau au bar bateau, de la mer à la piscine. Autant dire que le déplacement était infime. Entre, qu’y avait-il? Une route goudronnée, quelques épiceries, des bâtiments administratifs. Les habitations étaient enfouies dans la végétation des collines qui entouraient Yap: on ne les voyait pas. L’île était longue, légèrement en relief, paresseusement étalée, langoureusement blottie avec trois autres petites îles à l’intérieur d’une barrière de corail. Aux abords des îles, une mangrove, faite de branches enlacées. Rien d’excessif même dans sa géographie: des contours doux, des collines amènes, une mer docile . Dans un sursaut inespéré d’activité, généré par le jour de mon anniversaire- Ah bon, un an de plus?-, nous sommes allés avec un bateau à moteur de l’hôtel, de l’autre côté de l’île, empruntant le couloir de navigation dans la mangrove, qui débouchait sur un bras de mer puis de l’autre côté de la barrière de corail. Il aurait pu se passer quelque chose d’extraordinaire, la rencontre avec des raies mantas dont les nombreuses photos affichées dans le hall de l’hôtel attestaient la présence, mais cette île décidément résistait à l’exceptionnel, à l’extraordinaire, à l’éblouissement et nous n’avons pas vu de raies mantas. Tortues, requins, poissons à foison, c’était la part de beauté délivrée par l’île, et c’était bien suffisant, nous semblait-elle dire. C’était tranquille, très très tranquille. Dès qu’un rare Français se pointait à l’hôtel, il était pris d’assaut, par les enfants, par nous: nous étions avides de parler ces chers mots français, nous qui vivions dans l’univers des mots anglais depuis plusieurs mois . Avec Vincent et Marielle, nous avons aussi beaucoup discuté et nous avons enfin compris ce qui fait le charme de Yap: Peu de commerce, pas de plage, pas grand chose à faire,une petite île: dans le peu, c’était peut-être ça le bonheur. A la laverie, une femme m’a dit: « la première fois que j’ai voyagé en dehors de l’île, c’était grâce au travail de mon fils qui est militaire, je suis allée au Canada, au début, je ne voulais pas me couvrir, je détestais porter tous ces habits sur moi, je suis tombée malade, puis je me suis habituée, j’ai découvert la neige, quand ça tombe sur la peau, ça fait comme. » là elle m’a dit un mot en anglais que je n’ai pas compris, et je ne sais pas finalement si ce n’était pas plus important de ne pas comprendre, d’imaginer ce que fait un flocon sur la peau lorsqu’on a vécu toute sa vie sur une île tropicale.

 

Au bout de quatre semaines, le moteur du guindeau est arrivé, Pierre l’a installé. Quitter Yap, c’est dire adieu à la Micronésie, à l’Océanie, à ce continent d’îles et d’eau, si propice à la navigation. Plus de neuf mois pour traverser l’Océanie, avec ces presque quatre mois imprévus passés en Micronésie, plus qu’une gestation, la mer est cet espace sans compromis pour être un homme. Nous partons vers les Philippines, vers un autre continent, l’Asie.

 

Visite chez la femme de Steve, le principal d’Elato. Elle a accouché à Yap pendant notre séjour. Son père, Peter est le chef de Lamotrek 

 

 

Together On Elato

 

 

 

Ma montre s’est arrêtée au temps d’Elato,

mon coeur bat au temps d’Elato,

les vagues viennent, les enfants naissent au temps d’Elato,

la sève coule au temps d’Elato,

dans les veines le ferment d’Elato,

le soir le cercle battant d Elato.

 

Hélène B.

 

 

Elanore Lucile Alice Together On

 

Elato, l’île jumelle de Lamotrek; à 10 miles de là, presque aucun navigateur ne s’y arrête, c’est pourtant ici que le temps s’est encore épaissi de ces moments communautaires, partagés, sous la hutte à boire la liqueur fermentée, à discuter, on est à l’école avec Steve, dans la famille de Zorro pour manger le poulpe qu’il nous a préparé, on écoute toutes les histoires de l’île, de ces vies, de ces hommes d’Elato.

 

L’île ne comporte qu’une centaine d’habitants, les liens sont resserrés, le cercle des fins d’après midi est unique contrairement à Lamotrek qui comptait différents cercles, et nous connaissons tous les hommes de l’île par leurs prénoms. Les femmes parlent difficilement anglais et restent pour nous, assez mystérieuses.

Sol de gravier de corail, feu de bourres de coco pour cuire la nourriture dans les grandes casseroles, nattes posées par terre pour accueillir les convives, ou plaques usées de polystyrène très confortables, on mange poissons et poulpes pêchés par Zorro et préparés par une femme de sa famille. A l’intérieur d’une hutte, une femme aux cheveux blancs veille un feu, près d’elle un berceau, fait d’un plateau de bois suspendu par deux cordes. Une veille femme, un berceau, le feu, ce que cela dit, les générations qui passent, la vie qui se transmet, qui continue, coûte que coûte. A côté, une autre hutte- on y dort sur des nattes tressées, les vêtements et objets sont posés dans les poutres de la charpente. Entre les huttes, des panneaux solaires donnés par un fond financé par l’Union Européenne.

Atmosphère sous la hutte communautaire:le grand toit souverain, la charpente compliquée et solide, ses feuilles de pandanus qui dépassent, une vingtaine d’hommes rassemblés là, assis sur des troncs, des restes de bouée, des tabourets en bois d’où pointe la râpe de coco, quelques notes d’une guitare sèche, quelques lignes de pluie dehors, quelques touches d’une aquarelle qui raconte ça, les chiens et chiots en boule se réchauffent, par terre les morceaux d’une carapace de langouste dégustée la veille, des copeaux de bois, des nattes de pandanus, on répare le mat cassé d’une pirogue à voile venue de Lamotrek, on discute, on chante parfois des petits airs qui vont et s’éteignent, on sculpte des outils en bois, on fume il fait sombre sous la hutte. Les frégates se rassemblent elles aussi, en haut des piquets de bois plantés au bord de la plage, elles sont recroquevillées, contre la pluie, leur long bec planté entre leurs deux yeux ronds et noirs. Plus tard, on se rassemblera sous les étoiles, assis sur des troncs d’arbre posés au sol, en cercle, chacun aura le flacon de liqueur de coco au pied, une petite coupe -souvent une ancienne bouée coupée en deux, ou une demi-noix de coco,-près de soi pour verser la liqueur, on entendra la vague qui vient s’éteindre sur la plage, et dans le ciel, la palme du cocotier se découpera dans la lumière éteinte du ciel, on nous parlera avec douceur, des légendes, des esprits circuleront parmi nous puis chacun s’ éteindra dans la nuit.

 

 

Les femmes ne participent pas au cercle, elles restent près de leur hutte avec leurs enfants, pourtant ces hommes nous accueillent avec nos enfants dans leur cercle, je vais à la pêche avec eux.

Ma montre s’est complètement arrêtée, l’aiguille s’est figée sur un midi éternel, dépassé de 10 minutes, sans savoir ce qui compte le plus, le midi éternel ou les 10 minutes supplémentaires, sûrement une pile qui fait défaut, que nous pourrions trouver ailleurs peut-être sur l’île deYap , à cinq jours de navigation de là, ou plus sûrement sur un autre continent, avec une myriade d’îles entre ici et là bas, où nous pourrions nous arrêter et voir le temps passer, voir le temps s’écouler ou bien couler, sans pouvoir assurer l’étanchéité.

 

 

Les choses qui traînent par terre, objets détériorés de plastique, noix de coco séchées, il y en a partout, rien à voir avec l’ordre de Nukuoro, le sable bien ratissé, les grandes allées bien dessinées, droites, à l’américaine qui coupent le village, les habitants qui enlèvent les petites herbes qui poussent dans les allées. Il y a de tout ici par terre, boites de conserve rouillées, tessons de bouteilles, toutes sortes de reste d’objet en plastique, échoués ici à l’intérieur de l’île quand les abords de l’île sont dépourvus de ces objets. Sable sauvage, immaculé, la mer tout simplement mer. Je crois qu’ils ne voient même pas ces objets qui traînent, qu’ils les considèrent avec une indifférence totale, qu’une fois que ces objets ont rempli leur fonction, ils les jettent à l’endroit où leur fonction a pris fin, cette indifférence à ces objets est fascinante, là où notre culture adore les objets, jusqu’à leur fin d’objet,vénère ses déchets, là où on ne jette même plus avec indifférence, on lit les étiquettes, on ausculte les emballages, on trie, on multiplie les poubelles, on va à la déchetterie, on recycle, eux s’en désintéressent, ils s’en servent, les jettent, ne les voient plus. Je repense à ce que m’avait dit Santino : se passer du magasin, vivre sans objets, et vivre avec ce qui les entoure.

Steve a connu une autre vie, cette vie que l’on dit moderne, des responsabilités dans un grand ministère, des voyages à l’étranger, des représentations à tenir, cette vie ne lui appartenait plus, il se sentait dépossédé de sa vie, un jour, il est retourné en vacances sur son île mais il n’a pas pris le cargo du retour, il a fait porter sa lettre de démission par le cargo et il n’est plus reparti, il est resté, avec sa famille dans son île.

Dès qu’on sort du village, de grands champs de taro s’étendent, d’un côté, de l’autre, c’est la forêt de cocotiers, un magnifique arbre à pain pousse, il s’est développé vers le haut, vers la lumière, loin de l’ombre des cocotiers, près de l’école, d’immenses arbres à pain, aux feuilles bien découpées dans la peinture de Matisse, des fougères au pied des arbres à pain, avec leurs grains de pollen, comme ma mère me montrait quand j’étais petite.

Les bruits d’Elato: le frémissement des palmes de cocotier dans le vent, le bruit de la vague sur la barrière de corail, les cris des oiseaux qui tournent au dessus des cocotiers, quand le jour se couche. Quand il se lève, les cris des cochons, les aboiements de chiens, le bruit de la liqueur dans la coupe, le bruit du bout de bois que l’on taille, celui des gens qui parlent, la langue d’ici, un murmure, des sons, une rivière qui coule.

La chaîne de l’ancre s’est enroulée autour des rochers de corail, le guindeau électrique ne fonctionne plus, on s’ancre, on s’enracine, des fougères poussent à nos pieds, la pluie ne s’arrête plus.

On nous choie, on nous nourrit, chaque jour, nous avons notre part de poissons, de poulpes, de tortue, ramenée par les pêcheurs, comme pour chacune des familles de l’île, comme si nous faisions aussi partie de l’île; pendant cinq repas successifs , nous mangeons des langoustes.

Pour entrer vraiment dans cette vie, il faudrait devenir pêcheur, cultivatrice, tisseuse, nous ne sommes que des navigateurs, et nous passons.

 

 

Nous avons appris à pêcher, depuis le bateau, en jetant un hameçon d’où pendent des morceaux de poulpe ou de poisson. De l’autre côté de l’île, sur la petite plage exposée au vent, on pêche avec des têtes de Bernard l Hermite écrasées, des aiguillettes qui serviront d’appât. La nuit, en annexe, en remontant le banc de sable blanc qui étincelle dans l’obscurité, tout près de la barrière de corail,on pêche un gros poisson qui ressemble à un barracuda, on pêche, on tue le poisson qui jaillit de l’eau d’un coup sec: le petit requin aux dents pointues et à l’air ahuri, est tué d’un seul coup de couteau dans la tête. Parfois le poisson est le plus fort, on le remonte, et le temps d’un regard échangé entre nous, – qui dit quoi? La peur, la surprise, la colère?-il fait un grand mouvement avec son corps -qui dit quoi? L’instinct de survie?la liberté?- il s’échappe et retourne à l’eau, l’hameçon dans la gueule. On se retrouve parfois dans la vie avec un hameçon dans la gueule, et quelqu’un de triomphant au-dessus de soi qui nous regarde, qui n’attend que le moment où il nous remontera et nous sortira de nos rêves, et soudain d’un mouvement de corps magnifique, on s’échappe.

Ma montre s’est arrêtée au temps d’Elato,
mon coeur bat au temps d’Elato,
les vagues viennent, les enfants naissent au temps d’Elato,
la sève coule au temps d’Elato, dans les veines le ferment d’Elato,
le soir le cercle battant d Elato.

Lorsqu’on voit le film « Spirit of the voyage » tourné à Lamotrek lorsqu’on voit les photos que l’on a prises, on se dit c’est ça que j’ai vu, c’est ça que j’ai partagé, c’est ça que mes mots vont véhiculer, ces images, on se dit qu’on a tout faux, que ces images sont fausses, que montrer, dire c’est l’exotisme que l’on voit, que ces gens ont raison de ne pas user de miroir ni de faire des photos, des films, des poèmes, qu’ils vivent à l’abri de ce monde, et qu’ils sont la part la plus vraie du monde. On y croit même plus à ces images, ces mots pour les décrire, les dire, on se retrouve comme ce voyageur qu’on a vu descendre de la goélette à Lamotrek et filmer à trois centimètres les visages des danseuses de l’île, on se sent vulgaire. On est dans sa cabine de bateau, on se souvient, on repense à ces moments, on est déjà loin de Lamotrek, d’Elato, à cinq jours de navigation, il pleut et on s’ennuie à Yap, un cyclone en formation passe, alors on relit son texte. On se dit c’est terminé les îles, la beauté, on va manger des glaces dans la jonque chinoise transformée en bar bateau, les enfants se baignent parmi les raies mantas dessinées au fond de la piscine, on parle avec des compatriotes de passage, s’affairer aux affaires, solder les rêves, gagner de l’argent, c’est une valeur sûre, alors l’hameçon qu’on avait gardé dans la gueule nous tiraille et un jour soufflé par le vent, on met les voiles.

 

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Départ d’Elato, Lucile salue les habitants venus nous dire adieu sur la plage.

 

Lamotrek

Nous arrivons sur l’île de Lamotrek après cinq jours d’une navigation mouvementée: un peu mal au cœur, la tête encore embrouillée par les effets de la mer, un peu vague, comme si la mer avait pénétré en nous, comme si elle nous avait donné ses effets, ses remous, maintenant à l’intérieur de nous. La passe est très claire, sans difficulté, nous mouillons devant le village.

 

Je ne sais pas si nous avons rêvé Lamotrek ou si Lamotrek a bien existé. L’île de Lamotrek.

 

Nous débarquons ici comme sur la lune, Lamotrek aussi belle et féminine que la lune: des femmes à moitié nues, les seins découverts sont assises un peu en retrait de la plage et nous regardent. Elles ont un paréo noué sur les hanches, leur peau est cuivrée, des fleurs dans les cheveux, elles ont un air grave. On pense à Gauguin, tel qu’il a vu et peint les vahine polynésiennes. Elles nous font un signe de la main pour nous montrer le chemin et nous entrons dans le village. Il y a une assemblée d’hommes, les uns sous une hutte de paille, les autres, à l’ombre des arbres, ils ont eux aussi le torse nu et un tissu noué autour de la taille, certains portent une fine couronne de fleurs très serrées, rouges et jaunes, nous nous approchons du chef du village; il nous invite à nous asseoir et à boire la sève de coco fermentée. Sur le côté, une huitaine de femmes se sont avancées et ont commencé à danser, elles ont le visage très maquillé – les yeux soulignés de noir, les lèvres rouges, le teint fardé- la plupart ont les cheveux relevés en chignon avec un peigne rouge ou noir piqué dans la chevelure très noire, elles ont les seins nus et une poudre orange orne leurs épaules; autour de la taille, elles portent un tissu rehaussé par des feuillages; de temps en temps, un homme passe dans leur dos et leur vaporise du parfum ou dépose à leur pied, de la nourriture: sacs de riz, sachets de soupe chinoise ou des billets de dollar. Elles dansent, sur une musique diffusée par un haut-parleur, et chantent d’une voix lancinante et nasillarde; leurs mouvements sont très doux, presque ralentis, ce sont les mêmes mouvements que ceux des danses polynésiennes mais moins amples et beaucoup plus lents. Des jeunes filles viennent ensuite danser, parées elles aussi de pareo, de colliers et de couronnes de fleurs. De larges cercles de fard rouge marquent leurs joues. Un cargo mixte de marchandises et de passagers a débarqué dans la baie peu de temps auparavant qui va emmener le chef du village et son adjoint à Yap pour y être soignés, ce qui explique ces festivités. L’équipage du bateau prend des photos des danseuses, avec leur téléphone et de temps en temps, leurs objectifs nous visent. Nous devons faire aussi partie du spectacle.

 

Les jours suivants, nous nous promenons dans le village, il y a des auvents faits en bois qui abritent de grandes pirogues à unique balancier. Les gens de l’île disposent aussi de barques en polyester avec des moteurs données par le gouvernement ou qu’ils achètent et qui servent pour les pêches collectives au-delà du lagon ou dans les îlots répartis autour de la barrière de corail. Ces bateaux peuvent transporter une dizaine de pêcheurs et reviennent chargées de poissons. Chacun des hommes rejoint sa hutte avec un paquet de poissons noués par un fil de coco. On nous offre bananes, poissons, langouste. Pierre s’attelle à vérifier ou essayer de réparer les installations de panneaux solaires du village. Ce qui est d’une grande aide pour le village et notre présence est d’autant plus appréciée. Lorsqu’un navigateur arrive au village, le chef du village lui pose cette question: qu’est-ce que vous pouvez faire pour l’île? L’île est isolée à l’écart du monde et la solidarité, l’entraide est primordiale. On pense aux millions de gens en France dont le travail ne trouve aucune place, au désarroi que cela crée. Les gens vivent ici dans un extrême dénuement, mais chacun a sa place sur l’île et apporte ce qu’il a, ce qu’il peut à la communauté.

 

nuku-26

 

L’école comporte plusieurs classes, en tout une soixante d’élèves. Les enfants sont scolarisés sur l’île jusqu’à l’âge de 16 ans, il y a même une école maternelle pour les plus petits. Les enfants ont la possibilité de poursuivre leur scolarité sur des îles plus importantes comme Woleai ou Yap. Tout comme à Pohnpei, des quartiers entiers des villes de ces grandes îles sont habités par les habitants de ces petites îles. Pour les dix ans d’Elanore, chacun a préparé une couronne ou des colliers de fleurs pour elle, et un chœur d’ élèves et de leurs maîtres réunis dans la cour de l’école chante un « joyeux anniversaire » en plusieurs langues (woleain, anglais…). Elle croule sous les fleurs, comme une idole, ravie, émue, chaque élève vient lui serrer la main à la fin des chants, lui offre qui une noix de coco, qui une natte, qui de la nourriture.

 

 

Le rêve continue sous les eaux: à quelques mètres de notre bateau, évolue un monde de carangues, thons, requins, et un banc de poissons gris. Le banc d’une centaines de milliers de petits poissons gris tourne et entraîne avec lui des jeunes requins pointe noire,et pointe blanche, un requins gris de trois mètres, de grosses carangues, et d’énormes thons. Sous des rochers, se tiennent des requins dormeurs de quatre mètres de long, le requin gris se cache sous le banc et ressurgit de temps en temps; tout ce monde tourne, les uns à l’affût des autres, et nous, à la surface, à l’affût de tous.

Un jour, nous assistons au réveil de cette belle mécanique : chacun se met à chasser d’un seul coup, même les requins dormeurs qui d’habitude sont immobiles au fond de l’eau, ne doivent dormir que d’un œil, car ils sortent soudain de leur torpeur en ondulant de leur long corps pour chasser de concert avec les autres requins les petits poissons gris, les carangues…Nous sommes au dessus-d’eux , à six mètres, et ne voulant pas être pris pour cible, nous regagnons le bateau le plus rapidement possible. « pourquoi maman? on voulait rester !».

 

 

Je voudrais parler encore de la beauté de cette île. A midi, le soleil fait cligner les yeux, le soleil ou la beauté de l’île éblouissent-ils? Plages blanches, ombres des palmes de cocotier, eaux turquoise, et en son cœur, toute la grâce des femmes. L’île de Lamotrek peuplera encore longtemps nos rêves et nos imaginations et une petite fille parmi les fleurs se souviendra avoir vu éclore ses dix ans.

Les habitants de Lamotrek ont compris beaucoup de choses de notre société: ils ne veulent pas être dépendants d’un magasin, ils gardent farouchement leur façon traditionnelle de se vêtir (un simple pareo noué à la taille), leur organisation communautaire. Chaque dimanche, les hommes se réunissent et décident de la répartition des taches. Les femmes aussi ont leur propre réunion, la terre appartient aux femmes, les enfants héritent de leur mère, les femmes cultivent la terre, pratiquent le tissage, le tressage des paniers, les hommes pêchent, s’occupent de la construction et réparation des pirogues et des huttes. Elato, Satawal, Lamotrek sont des îles comme des satellites, qui tournent ensemble, échangent, partagent, reliées par la mer. Les voyages entre ces îles se font en pirogue. Les hommes s’installent dans l’île de celle qu’ils ont choisie pour femme.

Au delà du village et sur toute la surface de l’île jusqu’à la mer pousse un immense champ de taro géant, , un petit chemin central fait de morceaux de corail est aménagé pour permettre la circulation et pour permettre d’ atteindre l’autre côté de l’île, la taille du taro dépasse celle d’un homme et ce sont de grandes feuilles très vertes, luisantes qui poussent à perte de vue, on se sent tout petit lorsqu’on traverse un champs de taro géant, les feuilles au-dessus de nous, qui bouchent la vue, tout petit et enfoui, enfoui dans le vert, le végétal, dans la matrice, dans quelque chose à l’origine, comme le début de la vie, le pied des plantes trempe dans l’eau, c’est un champ d’eau et de feuilles, et avec les reflets dans l’eau, un champs de nuages et de couleur verte. Le taro, le poisson, quelques légumes comme les courgettes ou des plantes vertes dont on mange les feuilles, les noix de coco, les bananes, constituent les principales sources d’alimentation sur l’ île, complétées par le poisson pêché, le cochon, la tortue, tout tend à l’indépendance, à rester le plus près de la nature, de ce qu’offre la nature, la préserver pour la faire perdurer, c’est ce qui fait la force des gens ici et leur harmonie, l’apaisement que l’on sent ici, une société cohérente et en grâce, qui a su garder ses traditions, sa propre structure pour être libre d’un autre système, d’un autre mode de vie venu de loin, d’une Amérique, d’un Japon qui imposeraient leurs lois, comme ils l’ont fait par leur passé. Société ouverte aussi: le sens de l’accueil réservé à ceux qui viennent par la mer, 20 000 miles depuis la France pour atteindre Lamotrek, les navigateurs de passage sont choyés.

En fin d’après-midi, les hommes aiment à se réunir, certains se rassemblent là où se fabriquent les pirogues, une grande pirogue attend sous une haute hutte, une petite pirogue est en construction, chacun apporte sa fiole de verre remplie de tuba, cette sève tirée des branches de cocotier, récoltée dans des demi-noix de coco, qui a fermenté durant la journée pour être bue le soir. On boit, les pieds dans les copeaux de bois qui jonchent le sol, assis sur des bouées d’amarrage : c’est imbuvable au début, mais on finit par y prendre goût. On discute avec Xavier, le principal de l’école, (il tient son prénom des Franciscains, de François-Xavier), il a des allures de bonze, torse tanné, pareo de couleur verte, des petites lunettes et avec Santino, un des professeurs de l’école, queue de cheval très noire, un peigne rouge piqué dans les cheveux, une petite barbe, tatoué, torse nu, un pareo aux motifs bleus noué à la taille, ils aiment comprendre notre monde et nous faire découvrir le leur, Santino nous montre comment allumer un feu en frottant un morceau de bois très sec, le bois de l’hibiscus par exemple, contre un autre morceau du même bois, on creuse un petit sillon, puis avec des mouvements de va et vient, on frotte le bois jusqu’à ce que le bois fume, on approche ensuite des brindilles ou de la bourre de coco et le feu prend, le miracle du feu se produit. Un jour de pluie, Alice avait passé un long moment à se baigner, elle s’est réchauffée ainsi au feu allumé dans une bourre de coco. Nous tenions la coque de noix de coco incandescente, des petits filaments rouges s’envolaient, la fumée s’échappait et nous piquait les yeux. C’est voir se reproduire ce geste ancestral d’allumer un feu avec un morceau de bois, qui nous émeut au plus au point, alors que dans nos pays, la technologie nous fascine, c’est ici le geste premier, ancestral qui a traversé le temps et les mémoires qui nous fascine, c’est aussi peut être dans ce voyage, ce que nous cherchons, comme une matière première de ce que nous sommes. Allumer un feu et les étincelles traversent le temps, de l’homme préhistorique jusqu’à aujourd’hui; Nous avions acheté des briquets rose fluo, de fabrication chinoise aux îles Salomon, les seuls que l’on trouvait, le curseur s’est cassé, il reste bien du gaz mais le briquet est impossible à utiliser, nulle flamme ne peut en sortir.

 

Avec leurs grandes pirogues, des hommes de l’île ont déjà atteint Yap en cinq jours, ils ont même fait la longue traversée jusqu’à l’île de Guam et en sont revenus, se nourrissant d’une pâte faite de fruit de l’arbre à pain et de lait de coco, buvant l’eau contenue dans des réservoirs, ces hommes ont été initié par un vieil homme du village, renouant avec les rites ancestraux afin de leur accorder la protection des dieux, et de leur apprendre la navigation en fonction des étoiles et des vagues. Leur pirogues sont construites en assemblant des morceau de bois , souvent de l’arbre à pain, en les cousant avec de la fibre de coco pour les maintenir et donner la forme au bateau, puis en les collant avec une colle de leur fabrication à base de sève. Leur voiles sont faites avec des tissus légers souvent de couleur ou avec des nattes tressées.

Le lagon contient plusieurs réserves naturelles de poissons comme celle que l’on a pu observer derrière notre bateau, la pêche y est interdite pour pouvoir préserver le renouvellement des espèces, de même que la pêche à la tortue est encadrée par des règles, notamment des petites tortues sont élevées en bassin jusqu’à atteindre l’âge d’un an afin d’éviter les prédateurs quand elles seront relâchées.

Les maisons du village (pour la plupart, une dalle de ciment surmontée d’une structure en bois et d’un toit de palmes) sont serrées, le sol est couvert de petits graviers de corail, on voit sur des étagères en bois des casseroles, des poêles noircies par le feu, aux abords des maisons, des arbres, arbres à pain, papayers, cette partie de la Micronésie n’est pas sur le passage des cyclones, c’est ici que les vents naissent et grossissent, enflent pour former les cyclones, ailleurs. Les arbres peuvent se développer, les maisons ne seront pas détruites par le passage d’un cyclone, mais seulement par le passage du temps, l’usure, la forte humidité qui règne ici. Un des premiers jours passé sur l’île, des femmes nous font signe et nous nous approchons de leurs maisons, elles ne parlent pas anglais et par signes nous nous comprenons, elles installent des nattes sur le sol, nous apportent des morceaux de taro cuit disposés dans une feuille de bananier, nous amènent des noix de coco dont nous buvons l’eau, elles se mettent à rassembler des fleurs et à composer des couronnes et des colliers, les enfants font les couronnes et colliers avec elles: temps partagé, sans mots, accueil , ici on donne, on partage.

Un homme nous avait donné rendez-vous à deux heures sur le parvis de l’église, il voulait nous voir, parait-il, sans rien ajouter de plus, des femmes arrivent,, chacune apporte un plat, des bananes ,des noix de coco, dans des petits paniers tressés, et les pose sur une natte, s’assoient à côté, nous ne comprenons pas, nous ne comprenons rien décidément, un repas communautaire est-il organisé? Tous ces plats, ces victuailles ont été préparés pour nous, les femmes nous les offrent puis entonnent des chants, très doux, et lancinants, nous sommes totalement subjugués par cette générosité, paralysés par l’émotion, nous bredouillons quelques mots de remerciement en anglais, et après quand il n’y a plus de mots, plus de chants, nous restons un moment sans pouvoir bouger, tellement nous sommes émus, nous cherchons quelque chose à leur offrir, que pourrait-on leur offrir d’immédiat, nous qui sommes arrivés sans rien, qu’avons-nous en nous à leur offrir, nous pensons à un chant, un chant qui pourrait les remercier, comme un pont entre leur chant et notre chant, tous les chants de notre vie, de l’enfance à l’âge adulte, nous arrivent pas bribes sans pouvoir en sortir un seul, nous sommes totalement sans voix, paralysés, nous chantons finalement un chant de marin, d’une voix sourde, cassée par l’émotion.

 

 

Les femmes tissent avec leurs mains, en actionnant aussi leurs pieds, sur des métiers à tisser, installées sur une natte tressée posée sur le sol, à l’ombre de la hutte, elles tissent des lavalava ces tissus qu’elles portent sur leurs hanches et qui leur servent de jupe, couleurs bleu, vert, orange, rouge, avec des traits, des motifs géométriques. Elles tressent aussi: des feuilles, des fibres de coco, pour faire des nattes, des paniers, le moindre panier est tressé, pas d’emballage, ni de lien à jeter, tout ou presque se fabrique.

Ma montre est pleine de buée, la date est dépassée de cinq jours, l’heure retarde d’une heure, le bouton de réglage s’est cassé, on a perdu le temps, le temps officiel, ce passage en Micronésie qui n’était pas prévu au départ, s’allonge dans le temps, s’étoffe de jours et de semaines, d’heures que nous ne maîtrisons plus.

Nous avons l’impression de toucher le cœur de notre voyage.

Quand on me demande d’où je viens, je dis d’abord de France, puis devant l’air dubitatif de mon interlocuteur, je dis d’Europe, géographie vaste du vaste monde, l’air de mon interlocuteur devient plus songeur encore, s’enfonçant dans les contours du monde et ses frontières, alors je dis plus simplement « je viens de l’autre côté du monde, juste avec la force du vent », avec ces mots, on voit la terre ronde, mon interlocuteur d’un côté, moi de l’autre côté et le trajet accompli, mon interlocuteur m’aurait dit il y a quelques mois, « je suis de l’île de Lamotrek, dans l’état de Yap, qui fait partie des FSM « (il ne m’aurait pas dit de prime abord Federal States of Micronesia Etats Fédérés de la Micronésie), je n’aurais pas su précisément situer cet endroit, « de l’autre côté du monde », cela donne le vertige et la peur de tomber, cela donne aussi l’espace et les grands océans, « juste avec la force du vent » l’élan et la force, l’énergie du vent.

Présence de la peau, des corps dénudés, sans fard, sans miroir, sans image, revenu à l’essentiel ne l’ayant jamais quitté, au passage du temps, aux rides, aux cicatrices, aux blessures et au velouté, tout l’inverse de nos corps travaillés, sculptés, lissés, pour que rien ne dépasse, schématisés, uniformisés, qui tentent de répondre à un seul modèle, ici des corps, des corps, des seins, des torses, de toute forme, de toute corpulence, opulents et maigres, vieux et jeunes,de l’aube ou du couchant, des corps sans miroir, sans modèle, sans représentation, dans leur plénitude de corps, où trouvent-ils leur parfum, leur grâce, de ce qu’ils sont, des corps, des corps dénudés, magnifiques les seins lourds des veilles femmes qui pendent jusqu’à la taille, qui disent les maternités, l’âge, l’usure, le mouvement, la vie.

Le cadeau qui nous a été donné de Lamotrek avant de partir et qui nous émeut tant est ce grand coquillage dans lequel on peut souffler d’où sort un son rauque et puissant. Seul le chef du village s’en sert dans les situations les plus importantes pour réunir les habitants de l’île et chacun reconnaît le son particulier du coquillage. Il nous a été donné pour nous servir de corne de brune, il vient du fond de l’eau et par le son se répand sur la terre, bruit né de la mer, fort et beau pour notre bateau.

 

 

Poème donné à l’école, le principal est tellement content, cela lui rappelle sa jeunesse à l’école des Jésuites où il écrivait de la poésie, « la poésie,ces mots qui me venaient du fond du cœur » me dit-il, il le photocopie et le donne aux maîtres et aux élèves, a t-on jamais écrit un poème en français sur Lamotrek? Je fais là un geste qui semble venu des troubadours, écrire de la poésie, donner des mots étranges, venus du fond de soi et les éparpiller à l’extérieur, cela vient de mon père, qui me lit souvent des poèmes, même par skype, qu’il a composés, cette force de se sentir si faible par l’écriture, ces petits mots extirpés de l’intérieur que je jette sur la page, que j’écris sur la plage, que j’inscris dans le sable, dans les arbres, dans l’éphémère des choses, dans les mémoires, comme une trace.

 

 

Pourquoi écrire ce texte, si ce n’est pour rendre hommage à ces gens, essayer de les relater, de les rapporter, de dire leur ordinaire extraordinaire, leur différence, leur ressemblance, ce point de friction entre eux et nous qui permettra l’échange, même si le texte dit une réalité qui n’existe qu’avec des mots, des pauvres mots, transportables, navigables, navigateurs des océans et des terres, de notre monde.

Pierre répare les installations solaires, ou fait les diagnostiques de réparation, redessine les schémas électriques, les îles communiquent par BLU et son habileté s’étend d’île en île, les habitants de l’ île d’Elato où nous allons ont déjà entendu parler de lui.

 

L’âme Amour Mémoire Origine Tradition Rare Emotion Kustom

 

 

Le maître à bord

 

Un atoll un cercle parfait: une grande île de petites îles sur la ceinture métaphysique de nos horizons, j’ai longtemps errer dans les calmes plats avant de te toucher avant de t’atteindre du bout de ma double coque Nukuoro avec ses deux O parfaits, oro comme l’or de tes sables blonds, comme la couleur de ses chères têtes blondes qui abusent de tes eaux profondes et transparentes, plongent et replongent et replongent dans un cycle sans fin, formes ondines dans l’onde ronde, le masque greffé sur le visage, les pieds palmés, j’ai cru qu’elles nous avaient échappées et retrouvé leur matière première, têtards océaniques, ici à Nukuoro. Jours tranquilles à Nukuoro, sans fin, comme les longs nuages qui couvrent son ciel, avec ses habitants tranquilles qui nous couvrent de cadeaux: citrons, bananes, poissons, langoustes, s’étalent dans mon cockpit: me voici paré, Arcimboldo réaliste, l’école ouvre ses portes à mon équipage qui pour un instant explique notre voyage sur une carte, comment expliquer les calmes et les remous, la longue vague océanique qui roule, qui se croise et s’emmêle, comment expliquer la géographie mobile de notre périple dans ce lieu si ancré de Nukuoro, si isolé, trois, quatre goélettes par an viennent froisser ses eaux si calmes j’ai connu la solitude à Nukuoro, celle des rares voiliers qui viennent jusqu’ici, cisaillant l’étroite passe de leur écume, remontant les courants comme un cheval têtu, j’ai lutté pour venir en ton sein, à l’abri dans le ventre maternel de l’atoll. Nukuoro je retrouve la Polynésie dans cet atoll polynésien, l’accueil, la prévenance, la générosité, c’est aussi ça le retour dans le ventre maternel. Je ne suis née à terre par accident, l’eau est mon élément. Je suis femme, comme pour les anglais, malgré le masculin du mot bateau que me donnent les Français. Les enfants de l’école s’accrochent à moi, montent mes flans, s’élancent et sautent dans l’eau, avec mes moussaillones, plus de barrière de la langue, au pays et son langage de l’eau, des amies, les pirogues, effleurent ma coque à tous moments et leurs occupants viennent discuter avec mon équipage, une pirogue chargée entièrement de fruits bananes, oranges, citrons, et de feuillage au goût parait-il d’épinard, menée par un vieux chenu est arrivée à la tombée de la nuit, c’était l’offrande d’un roi, d’un vieux sage, ou simplement d’un homme à l’âme polynésienne…

 

Avec mon annexe -cette partie de moi-même qui se détache, cet ersatz de plastique gonflable qui sert aussi d’embarcation- j’ai porté mon équipage dans des îlots isolés, je les ai laissé admirer les colonnes de corail sous l’eau, paresser sur la plage de sable rose et gouter la compagnie du pasteur baptiste et de sa femme qui vivent sur un îlot à l’écart du village. Ils essayent de « lutter contre la jungle des îles »ai-je entendu -amarré à un cocotier, je les voyais discuter et je notais tout- en vivant dans de petites maisons anachroniques faites de tôles et de bois de Ponphei, ils essayent surtout de lutter contre la jungle des âmes, et là le travail est incommensurable, il ne s’agit plus d’édifier des petites maisons proprettes nettoyées à force de serviettes désinfectantes mais d’explorer la jungle des âmes, nettoyer, déboiser, enlever la chienlit qui repousse sans cesse, planter de nouvelles pousses importées et les acclimater, les faire se courber sous la main toute puissante; dans ce pays d’eau et de soleil, où chaque plante pousse selon sa propre nature, la tache est ardue.

 

En parlant de maîtres, je ne sais pas si c’est mon équipage les maîtres ou si c’est moi le maître, étant donné que le seul maître à bord est le vent. Parfois paresseux j’aime me laisser appesantir dans les vagues molles quand le vent est absent, lorsqu’il est furibond, je fais le gros dos, je me laisse pousser, la voilure réduite, j’avance à contre-cœur, essayant de lutter avec le vent; je l’aime bien lui, pourtant, quand royal, il gonfle mes voiles et c’est un jeu de me laisser aller à la vitesse, je glisse, surpuissant, dans toute ma splendeur, toutes voiles dehors, j’atteins la perfection du mouvement.

Un jour gris, nous sommes partis de l’île, nous avons laissé les habitants de Nukuoro, peut-être pensent-ils encore à mes coques jaunes et à mes trois moussaillonnes à la blondeur si étrange, nous avons laissé l’avion du soldat japonais sous les eaux de Nukuoro, peut-être que son pilote revenu dans son pays pense encore à Nukuoro, les hommes s’aiment et se font la guerre, et moi, je vogue sur les océans, au gré de mon maître, le vent.

 

de Ponape en Pohnpei

Ponape ou Pohnpei, c’est pareil, ça veut dire la pluie, non?

A Ponape Pohnpei, je n’ai fait que regarder mes pieds tellement il pleuvait, on a marché de nombreuses fois le long de la route qui reliait la ville à la marina, essayant d’éviter les automobiles qui nous croisaient, sans pouvoir relever la tête. On était courbé, le dos rentré, les idées pas très claires, la vue brouillée, sous l’influence de la pluie, c’était ainsi à Ponape Pohnpei.

 

 

Nous avons retrouvé des amis de Tahiti et comme il pleuvait beaucoup nous avons beaucoup bu, pas toujours de l’eau, entre les soirées polynésiennes, italiennes, françaises et australiennes, nous avons fait le tour de la terre, sans bouger, une grande inertie nous a saisi, la pluie, la pluie, la pluie faisait son travail de sape, d’engourdissement, nous avions l’impression que jamais nous ne pourrions nous échapper de Ponape Ponphei, nous échapper était le mot tellement tellement tellement la pluie nous rendait prisonniers, barreaux de la pluie, même toute la comédie des services de l’immigration, leur citation en justice, leur amende de mille dollars qu’il voulait nous faire payer pour être entré dans les eaux territoriales sans autorisation, disaient-ils, tout cela n’était que pour fuir la pluie, fuir l’ennui, comme une distraction, celle de s’amuser des étrangers de passage, leur faire peur et soudain leur donner l’ autorisation de séjourner dans leur pays, on n’avait pourtant plus vraiment envie de rester dans ce pays et seule la pluie, seuls les amis nous retenaient . On a croisé des équipages désarçonnés, en plein désarroi, qui sont là depuis des lustres; dans leur jus,sans pouvoir sortir de cette poix, on a vu des bateaux morts, échoués contre la rive, la coque à moitié enfoncée dans l’eau, le seul mât qui dépasse, crevés, la gueule ouverte, éventrés, ou même rouillés, plein de larmes de rouille, pourtant nulle tempête à Pohnpei Ponape, nul cyclone n’atteint ses côtes, seul le temps, l’usure, la pluie a raison des plus solides bateaux.et on les laisse là, contre la rive, mort, crevés et même la vue de leur désastre n’émeut plus personne ici. Des immeubles de la ville, j’ai entrevu les façades décaties, moussues, dont le plâtre s’arrachait par lambeaux, tout paraissait vieux et usé, à Ponape Pohnpei; à quelques kilomètres de là, s’élevait la ville de Palikir uniquement composée de bâtiments administratifs flambants neufs, solides et inoxydables, et cette ville dans ce paysage de pluie semblait une fiction, une folie, surgie d’un esprit administratif, cette ville seule érigée pour occuper les gens, pour lutter contre l’usure du temps, contre l’ennui, contre la pluie. Évidemment personne n’habitait cette ville qui était là pour que les gens travaillent, passent le temps, certains diront vivent leur vie.

 

Devinette: L’un de ces quatre personnages est médecin… saurez vous le reconnaître?

 

A la marina, le yacht-club, avec une certaine énergie du désespoir ,invitait un comique pour faire son show devant une assemblée d’expatriés, de déracinés , accrochés au bar, à leur verre, semblait -il pour ne pas tomber. Face à ce comique, il fallait rire et s’amuser, c’était obligé. Question de politesse. C’était comme si quelqu’un nous étirait la bouche pour rire et que les rires qui éclataient étaient préenregistrés. Par la suite, on a recroisé le comique sur le bord de la route, mais personne ne riait.

 

Je me suis posée la question de savoir si tous ces bateaux échoués sur la rive dont une partie resurgissait ne venaient pas de cette cité engloutie qui bordait l’île et que certains ont situé comme étant la cité de Mu. Alors un jour incroyable de soleil, le seul jour de soleil de notre séjour à Ponape Pohnpei, nous sommes allés voir la cité de Nan Mandol:sur des îlots construits par l’homme, des murs de pierre s’élèvent, vestiges de la cité, d’énormes blocs de corail et de basalte, transportés par mer ou sur des troncs depuis la carrière à plusieurs kilomètres de là. La construction de si hauts murs (plusieurs mètres de hauteur) avec de si lourdes pierres (plusieurs tonnes) sans outil est un exploit et laisse un parfum de mystère, on pense à l’île de Pâques, aux pyramides égyptiennes, certains ilots étaient réservés aux seigneurs, et à la prière, d’autres abritaient les habitations, toute une cité vivait en ces lieux, avec ses croyances, ses dieux, son ordre, une cité engloutie se situait même aux abords de la cité de Nan Mondol et il fallait passer un porche de pierre pour y accéder.

 

Dans la cité, une bonne partie du temps, nous avons été poursuivis par une jeune femme qui tentaient de nous faire payer une taxe pour avoir traversés le territoire de son village afin d’accéder à la cité. Nous l’avons d’abord dédaignée, la considérant comme une harpie, c’était sans compter le système de pensées mélanésien, qui veut que chaque terre appartient à une communauté (un village) et entrer dans cette terre c’est devoir recueillir l’autorisation pour y entrer, soit symboliquement payer une taxe. elle n’avait ni papier, ni document prouvant que c’était elle qui était chargée de recueillir les fonds, c’était un pacte oral et moral, qui défiait tous nos codes, et contrevenait notre civilisation de l’écrit. Nous avons fini par payer.

Sur le chemin du retour, nous nous sommes baignés dans une grande cascade, Ponape Pohnpei, ça veut dire la pluie, non? Soudain je me suis tournée, et il y avait là une vingtaine de surfeurs australiens torses nus, prêts à plonger dans la cascade. Trop de soleil. Je n’étais plus habituée à ce soleil et c’est maintenant ce soleil qui troublait ma vue.

Note du Webmaster: Je n'avais pas de photo de surfer australien libre de droit... alors j'ai mis une photo de moi!

Note du Webmaster: Je n’avais pas de photo de surfeur australien libre de droit… alors j’ai mis une photo de moi!

Un jour reportant et reportant sans cesse notre départ, nous sommes quand même partis, faufilés entre les deux mots Ponape Pohnpei, nous nous sommes échappés, et avons retrouvé la mer libre.

 

Mu, entre sud et nord

12 et 13 janvier 2017

Nous partons de Noro, le vent face à nous et nous tirons des bords entre l’île deNouvelle Georgie et l’île de kolombangara. La mer est ici comme un grand fleuve tellement les rives sont proches, passage des thoniers, des bateaux transportant des troncs de bois, des portes-containers, une odeur de cuisson de thon flotte dans l’air, amenée par l’usine de conserverie installée sur la rive. Des globicéphales nous accompagnent un moment ; le ciel est extrêmement nuageux, l’air est moite, il fait très chaud ; c’est lent, très lent de tirer des bords dans ce quasi-fleuve et ce n’est qu’à la nuit tombée que nous en venons à bout : nous nous éloignons des îles et prenons la direction vers le nord ; nous mettrons en fait 24 heures pour nous dégager de l’emprise des Salomon, pas de vent, surface lisse de la mer, toute la nuit au moteur,dans l’énorme lumière d’une pleine lune qui crée un demi-jour. Au petit matin, nous arrivons à la pointe de l’île de Choiseul. C’est un passage délicat parsemé d’îles et d’îlots ; toujours pas de vent, pas un souffle de vent, pas un bruit hormis celui du moteur, atmosphère lourde chargée de pluie, comme si quelque chose était attendu mais quoi ? Comme si quelque chose allait se passer, mais quoi ? Nulle habitation, les îles pleines de mangrove, désertes, le coin doit être infesté de crocodiles. A la surface, surgissent des petits dauphins. Nous apercevons aux jumelles une pirogue avec deux personnes à bord, puis une autre qui rame à toute vitesse dans notre direction,comme si elle voulait couper notre direction, aller à notre rencontre, nous passons vite, un courant de cinq nœuds nous propulse loin des îles, nous sortons de leur sortilège. Encore une heure de moteur, nous dépassons l’île de Choiseul, enfin délivrés des Salomon. Nous apercevons une baleine et son baleineau.

 

 

14 janvier

Cinq degrés de latitude Sud, cinq nœuds de vent apparent de face autrement dit pas de vent, mer plate, ridée de toutes parts, de petites rides réparties sur toute sa surface et sa surface est immense, tendue autour de nous comme un toile d ‘araignée, légère houle qui soulève le bateau et le laisse retomber, comme quelqu’un qui respire, là, dessous, des effets de lumière se créent, la mer a ce bleu profond, liquide des grandes profondeurs et autour du bateau ,des traits de lumière blanche rayonnent, il fait une chaleur écrasante, comme si toute la chaleur se concentrait sur le bateau. A 5 degrés de latitude, 1900 mètres de profondeur, on coupe le moteur et on se jette à l’eau, l’eau est presqu’aussi chaude que l’air, chargée de petites particules, sans doute du plancton, et en même temps, absolument limpide; avec le masque sous l’eau, on observe ces rayons blancs qui la traversent et se réunissent loin, très loin en-dessous, les enfants plongent, leur corps entouré de dizaine de bulles, comme un corps qui se forme contre leur corps.

Un long nuage noir marque la présence de l’île d’Ontong Java, à 30 milles de là.

Sur notre gauche, en plein ouest, un coucher de soleil différent dans toute sa longueur, par ses nuances de rose, par la forme des nuages qui le soutiennent; à l’est, un ciel aux couleurs éteintes, en sourdine.

La nuit a alterné avec des périodes de calme, traversées au moteur et des moments où la pluie s’abattait soudainement, générant un vent subit de vingt nœuds, nous profitons de cette aubaine de vent pour éteindre le moteur, mettre les voiles et se laisser emporter par le vent. La lune encore pleine répandait autour de nous une lumière blanchâtre, irréelle.

Quand l’ombre fait taire les îles et le soir les absorbe, le noir les efface, nous passons absorbés par les ombres; il ne reste de nous qu’une éphémère trace que le vent efface et la mer revient à la mer

l’ombre à l’ombre; dans le ciel, une pâle lune, une fine faille dans laquelle pourtant je glisse. La lumière.

 

 

15 janvier

Chaleur écrasante, ciel nuageux, alternance de voile et de moteur, l’atmosphère ne change pas et nous nous installons dans cette navigation sans éclat. Nous profitons de ce rythme ralenti pour faire ce qu’il nous plait: jeu de lego, lecture à haute voix d’ Harry Potter par Pierre ou Elanore, jeux sur la tablette, films, lecture, écriture, musique, gymnastique. Autour la mer, lancinante, sereine. Une belle navigation en fait, lente, calme, à la mer plate que l’on préfère à la mer hachée et son rythme rapide. Une baleine aperçue brièvement au loin, on n’est pas seul quand même. Difficile de se le persuader tellement le paysage marin, le ciel immense au-dessus est notre seul univers. Monde dépossédé des hommes, absolument liquide, même le ciel est liquide et coule au-dessus de nous. Pays de mer et de ciel. D’eau, liquide ou vaporeuse, bleue. Pays du bleu, bleu argent de la mer, bleu violine autour du bateau, bleu tendre, bleu délavé du ciel, gris bleu, blanc bleuté des nuages. Un cercle est apparu au centre d’un nuage, aux couleurs d’un arc-en-ciel, vapeur d’eau décomposée par la lumière du soleil et déployant son arc de couleurs, comme la queue d’un paon fabuleux niché dans un nuage blanc. Arc-en-ciel ou plus justement cercle-en-ciel apparaît et disparaît.

Trois degrés de latitude sud, nous nous approchons lentement de l’Equateur, ce consciencieux coupeur de monde en deux, ce créateur de deux hémisphères chimériques. La dernière fois que nous avons atteint l’Equateur c’était en 2006, nous étions au large de l’Equateur, le pays qui porte le nom de la ligne, au près, dans notre petit bateau, très penché, secoué, nous avons bu un toast à la santé de l’Equateur, passage de ligne, passage de temps, car sans le prévoir, nous nous sommes arrêtés en Equateur pour réparer notre réservoir d’eau; et Elanore est apparue dans le giron maternel, elle porte d’ailleurs comme troisième prénom Bahia, pour Bahia de Caraques, comme chacun de nos enfants porte le prénom lié à leur lieu de pré-naissance, Lucile, à Tahiti, Hinatea, Alice, à l’île de Pâques; Anakena.

 

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16 janvier

Une nuit au moteur, un matin au moteur, le vent n’est pas revenu et la mer est de glace tellement elle reflète le ciel, une petite houle s’est installée depuis hier soir, rendant un peu désordonnés les mouvements du bateau mais rien de bien important. Nous apercevons d’énormes troncs qui dérivent du nord, il font bien plus de dix mètres de long, c’est impressionnant, peut -être y a t-il eu une grosse tempête plus au nord, sur une île suffisamment boisée avec des arbres très grands qui pourraient être déracinés, je ne vois pas parmi les îles les plus proches, l’île le plus au nord, la plus grande et la plus boisée, est celle de Ponape, notre destination, à 550 milles d’ici. Le premier tronc que nous avons aperçu, on a d’abord cru à une baleine tellement il était grand, mais il ne bougeait pas et on s’est rapidement aperçu que c’était un tronc qui dérivait. On voit également des déchets en plastique qui dérivent: bouteilles, canettes, détritus… Les courants peuvent charrier des tonnes de déchets et de débris et créer même un continent flottant, un 6ième continent. Etant donné le peu de vent de la zone, les déchets doivent s’accumuler et le courant tourner sur lui-même.

Ce matin, la couleur de l’eau autour du bateau était fascinante: bleu lapis-lazulli, violine, encre, avec de grands rayons blancs qui ondulaient, on aurait dit une étoffe flottant dans le vent, mouvante, et attachée au bateau, avec la texture veloutée du velours, satinée du satin et alors que le fond est abyssal, le fond paraissait si proche.

Dans deux jours, nous devrions nous dégager du pot-au-noir et toucher le vent, toucher le vent, oui comme si on l’avait au bout de ses doigts.

Le pot-au-noir, évidemment cette expression, on la rencontre bien avant de vivre la réalité de ces mots. Elle rappelle les récits des navigateurs, je me souviens du poème « le poteau noir « tiré du recueil« Au coeur du monde» de Blaise Cendrars. Je suis allée le reprendre dans la bibliothèque du bateau, ce livre m’a accompagnée depuis de longues années, j’ai presque fait le tour de la terre avec lui, et maintenant au milieu du Pacifique, à 200 milles de la ligne, en plein pot-au-noir, je lis « le poteau noir ». La vie est parfois parfaite. Pot-au-noir, poteau noir, pot-eau-noire, pote-au-noir, peau-ô-noire..

J’ai un de mes arrières-grands-pères qui a été mousse sur un gros bateau qui l’a emmené jusqu’en Argentine; une partie de ma famille s’est installée en Argentine du côté de Pigüe et y est encore, ils ont dû connaître le pot-au-noir dans leurs traversées transatlantiques. Je me souviens des objets récupérés des navigateurs de jadis que nous a montré, dans son jardin, le sculpteur rencontré aux îles Salomon, il y avait des pipes moulées sculptées avec un trois-mat sur un côté et une ancre sur l’autre côté. Peut-être que mon arrière-grand-père mousse en avait une, lui aussi?

La mer est complètement huileuse, elle dilue toutes les lumières du ciel, partout émergent des bâtons de bois verticaux, et la forêt flottante des grands arbres. On est sur le qui-vive, on voit des grands troncs qui flottent et dérivent de tous côtés, parfois on est pris dans un tourbillon de déchets. Les troncs qui flottent ne sont pas calibrés, ils ont été directement arrachés à la terre, il y a aussi des poissons qui sautent, un thon aperçu. On a mis les deux lignes à l’eau. À l’horizon, on a soudain vu quelque chose qui émergeait, on a cru un moment que c’était une barque tellement c’était gros, l’objet s’est fait dériver, s’est éloigné de nous, sans que nous ayons pu savoir exactement ce que c’était. Je ne sais pas ce qui est le plus dangereux, les crocodiles ou les arbres qui dérivent. Le vent est de cinq noeuds de face, autrement dit aucun vent ne souffle, la chaleur est écrasante.

La mer est un désert aux dunes d’eau, si calme.

La dérive des arbres a cessé: on s’est baigné par 2085 mètres de fond. Vertige du vide.

 

 

17 janvier

C’est le second jour que l’on fait du plein est pour atteindre un bon angle de vent quand le vent sera là. On s’est éloigné des deux iles Nukuoro et Kapingamarangi.

Dans l’après-midi, les voiles sont tendues: le vent est revenu.; nous allons à quatre nœuds, un courant à un noeud contre nous. Après les arbres qui dérivent, le courant contre nous!

Le paysage a totalement changé: c’est une mer sombre, écrasée, cassée de petites vaguelettes. En trois points du ciel, il pleut. De fabuleux nuages, d’énormes cumulus chargés de pluie, gris, sont arrêtés au-dessus de traînées noires qui s’étendent jusque dans l’eau. De l’autre côté, un double arc-en-ciel se déploie entre des nuages gris clairs. On dirait que se joue une pièce de théâtre.

La nuit au moteur jusqu’au lendemain.

 

18 janvier

Moteur le matin, voile l’après midi. 10 nœuds de vent, le bateau va à 3-4 noeuds, un nœud de courant en notre faveur. Mer mate, ciel gris. Le vent est contre nous, nous sommes au près, c’est inconfortable.

Deux mouettes.

 

19 janvier

La nuit dernière nous avons passé la ligne d’Equateur au moteur. De l’hémisphère sud vers l’hémisphère nord, le GPS a marqué:

S00°00’00 »

puis

N00°00’00 »

vertige des zéros

Poème de la ligne.

Il est 11h, la nuit a pris sa cargaison d’encre, le ciel s’est rempli de croix, de lumières, notre chemin de croix, de lumières. La lune, comme le quartier d’une pomme d’or, nous sourit. Vent de misère, chant de marin, moteur, on tourne, autour du monde. Zéro de latitude, on remet à zéro les compteurs; l’Equateur est notre ligne de faille; passage de la ligne, d’un hémisphère à l’autre, nous allons, passage du temps, dans nos cerveaux, nos hémisphères, passage du temps sur nos vies éphémères, il y a dix ans, nous passions déjà d’un hémisphère à l’autre, à l’envers, ou à l’endroit c’est selon, la terre coupée en deux et pourtant une seule sphère, du Sud au Nord.

Le matin, le vent est là, bien là. C’est un vent de nord-est qui évolue vent d’est dans l’après midi. Quinze nœuds de vent, six nœuds à la voile. Nous faisons maintenant et enfin, route directe vers le nord, vers Ponape. C’est un vent d’alizé. Le temps alterne avec des grains, le ciel est gris, pluvieux, un vrai ciel d’hémisphère Nord. Pleure t-il le sud?

 

 

20 janvier

Au près, mais le vent étant de moins de dix nœuds, l’allure n’est pas désagréable. La mer est sombre, dépassionnée, recouverte d’une chape grise.

A cinq cents mètres de nous, lorsque nous nous sommes levés ce matin: un bateau. C’est un bateau de pêche, brinquebalant, défraîchi, rouillé, qui tangue lourdement d’une vague à l’autre. Pourtant, il doit venir de loin, son pavillon est taiwainais. Nous sommes encore dans les eaux internationales et il doit être parti depuis des mois pour la pêche, ses congélateurs doivent regorger de poissons. Le bateau s’approche, il est à cent mètres de nous, l’équipage , cinq marins est sur le pont, ils nous regardent ahuris, tout autant que nous le sommes. Des saluts de la main, ils repartent, cahin-caha.

 

21 janvier

Depuis trois heures du matin cette nuit, le vent est tombé jusqu’à seize heures cette après-midi, il n’y aura aucun vent. Le Pot-au-noir nous colle à la peau au noir, nous restons accrochés au poteau noir. Nous en profitons 1/ pour faire des crêpes 2/ pour fêter le passage de l’Equateur avec les enfants, par une incantation à Neptune et Eole. A 16h, l’incantation avait réussi, le vent est revenu d’un coup: quinze nœuds est, nous sommes à 200 milles des côtes de Ponape, alors que ce matin, de 9h à 14 h, nous avons parcouru seulement 14 milles.

Quelques heures plus tard, il faut dire ce qu’il est, l’incantation était loufoque car le vent est retombé dans sa platitude de moins de dix nœuds.

Baignade le matin: l’eau avait la couleur bleue du grand océan; lorsque nous sommes passés sous les coques, la houle nous rabattait contre la nacelle, je me souviendrais longtemps avoir roulé dans un couloir de saphirs.

 

 

22 janvier

Lune halo nuages, noirs et gris. Huile noire de la mer.

Cette nuit nous avons parcouru quatre milles , nous avons même fait un demi-tour sur nous-mêmes tellement le vent était absent.

Aube rouge, rose, rosée du matin, matinales pensées sans détour, détournement de chemin, cheminement de pensées sans détour, détournement de chemin, cheminement de pensées sans détour, détournement de chemin, bref nous avons tourné en rond.

Pas de vent, crêpes le matin.

Jusqu’à huit heures du matin: le vent qui passe d’un côté de l’autre du bateau, le génois à faire passer d’un côté de l’autre, la bôme qui tape d’un côté de l’autre, de lourds coups de bôme au rythme de la houle, presque tout le poids du bateau qui passe d’un côté de l’autre.

Puis le vent a repris, faiblard, geignard, un petit vent de moins de dix noeuds qui nous fait aller entre deux et trois noeuds, là où les prévisions meteo indiquaient des vents de vingt nœuds, comme si ce lieu était en dehors des prévisions météo, en dehors d’un système rationalisable, d’études et d’analyses, en dehors du monde.

Nous allons vers l’île de Ponape, en Micronésie. Cette île a été considérée comme le lieu de Mu, le continent englouti, la cité cachée, l’Atlantide du Pacifique. Mu, en calligraphie japonaise, le vide, « un vide de parole qui constitue l’écriture. » selon Roland Barthes, Mu située sur l’île de Pâques, comme le suggère Corto Maltese, ou Mu située sur l’île de Ponape, près de Nan Madol, ces hauts pavements érigés où l’on honorait les dieux? Qu’allions nous trouver à Ponape? Le plus fascinant dans les pays que nous traversons, c’est tout ce que nous ne faisons qu’effleurer et que nous ne trouvons pas, les légendes, les secrets, les diables qui hantent ces peuples de l’océan Pacifique et dont la connaissance, la dimension nous échappe. Tout ce vide, ces interstices que nous pressentons sans jamais les atteindre, les toucher, s’y immiscer.

Nous quittons les mers du Sud, nous avons pu dire que nous avons habité les mers du Sud, mais est -ce habiter que de vivre sur un bateau, pourrait-on habiter la mer? Le bateau, la mer ne nous a pas quitté pendant toutes ces années.

Pacifique Sud pour Pacifique Nord, un même Pacifique cisaillé par un Equateur invisible, la ligne des zéros de latitude, la ligne du vide, celle de Mu. Celle aussi de l’enchantement d’une cité rêvée.

Je repense à ces villages traversés depuis le Vanuatu, qu’est-ce qui anime la vie de ces habitants, de quoi est fait une vie? Certains le savent: gold, glory et même god si on y croit.

La recherche de possessions matérielles ne rend pas plus heureux, disons qu’elle occupe nos vies d’occidentaux, qu’elle nous empêche de penser à une autre vie.

Le vent a repris et avec lui, le ciel est devenu tourmenté: d’énormes cumulus comme des champignons atomiques ont poussé dans le ciel, menaçant de pluie notre route. Nous profitons du vent. Lorsque les nuages auront lâché leur cargaison de pluie, le vent cessera. Le ciel redeviendra cet espace gris, cotonneux, dépassionné.

Ça y est, on y est, c’est accompli: le calme.

 

23 janvier

Ile en vue, ou ce qu’il en reste, croquée par les nuages, on arrive dans le vent, la tourmente, l’agitation: on n’est quand même pas à l’île de Pâques?

Le réservoir d’essence est vide, on n’a plus que 20 litres dans un bidon, une pompe à gasoil d’un des moteurs s’est désamorcée, il fait presque nuit, il est temps d’arriver. On passe devant d’énormes bateaux de pêche et on arrive au fond de la rade. Le voilier Ouistiti est au mouillage.

 

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